Tandis que les autres industries culturelles accomplissent leur mue, la bande dessinée semble opposer une résistance singulière face au numérique. C’est que, depuis les années 1990, la bande dessinée francophone a fondé sa quête de légitimité sur l’édition de livres. Les enjeux sont grands à renouer avec la portée populaire de cette forme narrative subversive.

Une rencontre organisée à l’ENSSIB (école nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) a permis d’ouvrir le dialogue entre les auteurs du premier ouvrage universitaire consacré aux relations entre bande dessinée et numérique. Ce texte s’appuie sur les échanges inspirés par les approches sociologiques, assez neuves aux côtés de la longue tradition sémiotique qui marque les recherches sur la bande dessinée.

Le lectorat de bande dessinée s’est effrité de 40% depuis 1989

Dessin : Fred Boot. Encrage : Soutch. Couleur : Dr_Folaweb. CC by-sa

Les chiffres recueillis en 2011 dans le cadre d’une étude ministérielle sur la lecture de bandes dessinées et présentés par Christophe Evans sont éloquents. Même si la lecture numérique peut avoir progressé depuis, seuls 4% des français âgés de 15 ans et plus en avaient fait l’expérience en 2011. Alors que les pratiques généralisées de piratage ont précédé la transition numérique des industries de la musique ou du cinéma, le pirate de bande dessinée est un spécimen rare. La menace du piratage brandie à l’occasion du Festival d’Angoulême 2012 se heurte à la réalité des chiffres : les 1,5% de français qui déclaraient posséder plus de 10 bandes dessinées numériques ou s’adonner au partage en 2011 étaient aussi ceux qui en consommaient le plus sous forme imprimée.

Le recul du lectorat s’avère antérieur à l’ère numérique, il accompagne la structuration du marché autour de l’édition d’albums et de livres et l’abandon de modes de publication plus populaires que constituaient les revues ou les journaux. Économiquement payante dans un premier temps, cette stratégie montre ses limites alors que le développement parallèle de pratiques numériques concurrentes perturbe les hypothèses de rattrapage.

Dans sa quête de légitimité, la bande dessinée francophone pourrait bien s’être coupée de sa base

Dessin : Fred Boot. Encrage : Soutch. Couleur : Dr_Folaweb. CC by-sa

Les anglosaxons ont adopté le webcomic dans le prolongement de leurs habitudes de lecture des comicstrips quotidiens dans les journaux. Les asiatiques ont continué de lire des manga ou des manhwa dans les transports sur les écrans de leurs téléphones mobiles. Absente des supports de la lecture interstitielle et quotidienne tels que la presse gratuite, la bande dessinée francophone a délaissé les pratiques populaires. A l’arrivée (tardive) d’Internet, puis des pratiques mobiles, il était déjà trop tard. Comme le rappelle Christophe Evans, les prescriptions qui accompagnent les terminaux numériques font concurrence à la lecture : surf, jeu, musique, réseaux sociaux, vidéos, films et séries. Si la lecture numérique est une pratique minoritaire, la lecture numérique de bande dessinée l’est plus encore.

Seule lueur d’espoir : l’éventualité que certaines pratiques échappent à l’enquêteur. Combien de lecteurs occasionnels de blogs BD ou de strips rencontrés au détour d’un réseau social ont pu omettre de le déclarer ? Historiquement, la bande dessinée a d’abord été publiée dans la presse avec d’autres contenus. Pour l’historien Julien Baudry, la politique de publication du Monde.fr en matière de bande dessinée semble renouer avec cette tradition en accueillant plusieurs blogs BD, mais aussi un strip quotidien dans son application mobile La Matinale. Ainsi, la bande dessinée s’épanouirait-elle dans la lecture interstitielle, le butinage quotidien. Benoît Berthou souligne qu’il s’agit d’un recul aux yeux de ceux qui se sont battus pour obtenir la reconnaissance du 9e Art, pourtant il ne faut pas ignorer le défi lancé à la bande dessinée par la culture contemporaine du flux et de l’instantanéité numérique.

Recourir au potentiel subversif de la bande dessinée pour faire face à l’ère numérique

Dessin : Fred Boot. Encrage : Soutch. Couleur : Dr_Folaweb. CC by-sa.

La bande dessinée de 1900 avait su s’insinuer dans les moyens de diffusion de la modernité pour mieux critiquer l’ère industrielle naissante. Les formes narratives contemporaines héritières de la bande dessinée sont inventées par des auteurs nourris d’autres influences, mais attirés par l’idée de raconter une histoire audiovisuelle à taille humaine. A l’heure où le marché de la culture concentre de plus en plus la richesse sur les artistes les plus populaires, où la fiction contemporaine consacre le modèle de la série télévisée et où le storytelling est considéré comme un outil de manipulation des masses, l’essor de nouveaux récits d’auteurs constituerait une alternative salutaire.

Pascal Robert suggère que la spécificité formelle de la bande dessinée réside dans sa capacité à se jouer des paradoxes pour représenter le mouvement, le son et l’espace dans un espace graphique bidimensionnel. Les avatars numériques de la bande dessinée nous montrent que ces qualités formelles lui permettent de se jouer d’un paradoxe d’ordre social : offrir à des individus isolés la capacité de performer au quotidien des récits audiovisuels dont la seule limite est le temps dont ils disposent.

The Conversation

Julien Falgas, Chercheur correspondant au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.