Voici ce que j’ai relevé dans le Charlie Hebdo du 11 août dans un entretien qu’a eu Joann Sfar (JS) avec Art Spiegelman (AS) :

AS : l’underground a émergé ! Maintenant ça se vend !

JS (sourire appuyé) : pareil en France.

(…)

AS : En tous cas, le public littéraire est désormais intéressé par la bande dessinée. Ces gens qui nous brûlaient hier nous révèrent aujourd’hui.

JS (souriant) : pareil en France.

AS : Et même pour les enfants. Il nous voient comme une issue de secours face aux jeux vidéos.

Ce court extrait m’a laissé une impression très mitigée. L’analyse de Spiegelmann à propos de l’embellie du marché de la BD est assez juste : la BD est non seulement un art mais aussi un métier et un secteur économique. Ceci explique d’ailleurs pour partie le conformisme formel de bien des auteurs.

Je pense par contre qu’il y a méprise lorsque Spiegelman suggère que ce sont les mêmes qui brûlaient les auteurs de BD qui, aujourd’hui, les révèrent. C’est en réalité un bête glissement générationnel des intellectuels : ceux d’aujourd’hui ont grandi avec la BD, là où ceux d’hier gardent une espèce de foi immodérée pour l’écrit pur et dur. Je ne nie pas que certains « anciens » aient pu retourner leur veste devant des albums plus respectables (tels que ceux de Sfar ou Spiegelman), mais c’est plus une culture de l’image narrative qui manquait à la génération précédente.

Reste le point qui m’a fait tiquer. La BD, devenue respectable, serait une porte de sortie aux yeux des adultes pour que les enfants sortent du jeu vidéo. Je suis prêt à parier que dans quelques années, lorsque les intellectuels d’aujourd’hui laisseront la place à des générations d’intellectuels qui ont grandi avec le jeu vidéo, il se trouvera des auteurs pour dire le sourire aux lèvres que « ceux qui nous brûlaient hier nous révèrent aujourd’hui » et peut être même pour se voir à leur tour comme un échappatoire à autre chose de moins respectable. Je ne blâme pas Spiegelman pour ses propos, son analyse est très juste sur ce point, mais cette situation me tire des grincements de dents.

Parce que, en référence à des échanges récents sur fr.rec.arts.bd, je constate comme d’autres un vide économique qui accable la création sur support numérique et lui interdit de persister. Entre la bande dessinée respectable et le jeu vidéo à l’avenir assuré (son marché a déjà dépassé celui du cinéma, et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il devienne respectable), il y a des formes narratives inexplorées. Des formes qui le resteront peut-être faute de reconnaissance.

Quoiqu’on en dise, en quelques années d’observation j’ai pu constater comment des auteurs enthousiastes et inventifs ont délaissé le terrain numérique faute de reconnaissance. Je crains que ce type de création ne trouve comme seule niche d’existence celle de « l’art contemporain », ce secteur économique qui survit principalement de la spéculation de quelques personnes ou institutions dont les préoccupations sont souvent très éloignées de la qualité des oeuvres. Aucune reconnaissance ne serait alors possible hors de ce champ très balisé.

Subsiste un petit espoir. La narration sur support numérique – comme la narration de bande dessinée – s’organise autour de vides, mais ces vides sont moins évidents que l’intercase : la configuration du spectateur, son intervention dans le déroulement du récit, les contraintes techniques particulières… Le modèle économique n’est qu’un de ces vides que l’auteur doit donner à combler par ellipse. Ceux qui trouveront comment mettre du récit dans le vide économique pourront sortir la tête de l’eau.

La grosse erreur des auteurs et du public c’est de croire que le support numérique peut être abordé comme le support papier, en se posant uniquement des questions d’ordre plastique, pictural, graphique ou littéraire… Alors qu’on peut aussi s’en poser d’ordre cinématographique, musical, ludique… Mais aussi d’ordre technique, économique, marketting… Et que ce n’est qu’en interrogeant l’ensemble de ces champs que l’auteur se pose globalement une question d’ordre narratif.