La discussion qui a suivi mon billet sur les modèles économiques de la BD numérique se poursuit très activement sur Facebook où il est surtout question du marché des jeux vidéos. Klaim nous rappelle que le jeu vidéo a sans doute énormément à enseigner sur la gestion du piratage. Je pense que ces enseignements pourraient grandement bénéficier à la bande dessinée.

Il a raison : on n’a pas vu dans le jeu vidéo de chasse aux sorcières ni de messages de mise en garde risibles comme on a voit dans la musique ou le cinéma… Il faut croire que le piratage est complètement intégré dans les business models de ce produit culturel. Klaim ajoute que les meilleures protections contre le piratage sont psychologiques. Je souscris là encore à son point de vue : mieux vaut autoriser le public à découvrir l’oeuvre ou le produit gratuitement et le responsabiliser du même coup sur la nécessité de rétribuer ceux qui en sont à l’origine. On obtient ainsi de bien meilleurs résultats qu’avec des protections logicielles coûteuses, dont le contournement devient un défi pour les pirates en herbe.

Appliqué à la BD, ce raisonnement est riche d’enseignements. La bande dessinée francophone a la chance inespérée de s’est construite autour d’un produit prestigieux : l’album cartonné couleurs. C’est ainsi qu’on achète une BD non seulement pour la lire, mais aussi pour l’ajouter à sa collection (on ne parle même pas de bibliothèque chez les bédéphiles, c’est dire !). Et si on ne l’achète pas pour soi, on l’achète pour l’offrir. Contrairement à nos voisins, nous ne considérons plus la BD comme un objet de consommation jetable. Voilà une chance mal comprise par ceux qui s’efforcent de vendre les droits numériques de lire des BD.

Les adaptations pour mobile ont une cible affichée : l’usager des transports en commun. Ce modèle se calque sur celui des pays asiatiques où la bande dessinée numérique sur mobile se substitue très avantageusement aux épais fascicules imprimés sur du mauvais papier et voués à être jetés une fois dévorés à toute vitesse. Le problème est que nous ne sommes pas du tout dans cette culture d’une BD jetable, même les jeunes lecteurs de manga en font la collection. Ne serait-on pas en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis en cherchant à vendre la BD sous une forme dépréciée ?

Les initiatives de prépublication gratuite et d’extraits à découvrir sont autrement plus pertinentes… Le public plus encore que les acteurs du marché est très attaché à la forme traditionnelle de la bande dessinée. S’il découvre en ligne des récits qui le touchent, il les achètera volontiers pour sa propre collection ou pour les faire découvrir à l’occasion d’un anniversaire ou d’une fête. Poussons le raisonnement un peu plus loin : la bande dessinée a encore bien moins à craindre le piratage que le jeu vidéo, le cinéma ou la musique car sa forme commerciale physique est reconnue comme une occurrence légitime de l’oeuvre. Pour parler clairement, l’album de BD est l’oeuvre finale, celle que l’on collectionne, là où le CD ou le DVD sont perçus comme de vulgaires reproductions n’ayant pas beaucoup plus de valeur qu’un fichier numérique. Dans ce contexte, si de nombreuses études montrent que les pirates de musique ou de cinéma tendent à consommer plus de produits culturels (CD, DVD, concerts, cinéma, etc), on peut s’attendre à ce que cet effet soit encore plus affirmé pour la bande dessinée.

Je suis poussé à croire qu’en généralisant une publication numérique libre et gratuite des oeuvres vendues en librairie on causerait moins de tort que de bénéfice à l’ensemble du marché. Je n’ai jamais lu autant de BD que lorsque je fréquentais la médiathèque municipale, et je n’en ai jamais autant acheté et offert qu’à cette époque où j’en découvrais abondamment. Une telle démarche conduirait d’ailleurs naturellement les auteurs à prendre en compte le web dans leur manière de créer, comme ils prenaient en compte les magazines BD d’antan. Nous assisterions spontanément au développement d’une création numérique originale, qui prendrait en compte l’aboutissement d’une édition papier. Progressivement les auteurs exploreraient les passages d’un support à l’autre, tirant le meilleur de chacun au lieu de les mettre dos à dos comme aujourd’hui.