L’appel du numérique a dépassé les 1000 signataires. Forts de cette mobilisation, les représentants du groupe des auteurs de bande dessinée » du SNAC (syndicat national des auteurs compositeurs) ont rencontré le PDG de Média Participations. Le compte-rendu de cette rencontre avec Claude de Saint Vincent a été mis en ligne hier. La voie de la concertation entre auteurs et éditeurs de BD est loin d’être acquise. Ce conflit me semble révélateur de plusieurs éléments importants pour l’avenir :

  • le GABD-SNAC a réussi à mobiliser une profession très individualiste, il se positionne comme un interlocuteur incontournable ;
  • la bande dessinée numérique a généré des attentes de plus en plus fortes ces derniers mois, il faudra surmonter des désillusions tout aussi fortes avant de bâtir un marché durable ;
  • Média Participation mise sur une maîtrise de toute la chaine de production numérique, malgré l’existence de sous-traitants potentiels ;

De manière générale, auteurs et éditeurs méconnaissent le support numérique. Les désillusions à venir n’en seront que plus fortes. Les leçons de ces désillusions seront d’autant plus cruciales. Le conflit actuel entre auteurs et éditeurs ne doit pas masquer un enjeu bien plus large : la place de la bande dessinée et de l’image dessinée dans les loisirs numériques.

Une mobilisation qui assoit le GABD-SNAC

Il a fallu attendre 2007 pour qu’un véritable syndicat des auteurs de bande dessinée voie le jour. Depuis, le groupement des auteurs de BD (GABD) a patiemment construit sa légitimité en apportant son soutien aux auteurs à chaque fois que cela lui était possible. Mais la légitimité d’un syndicat dépend surtout de sa capacité à représenter la plus large proportion du groupe qu’il défend. La représentativité est un véritable défi dans une profession libérale telle que la bande dessinée, qui n’est bien souvent qu’une activité accessoire pour ceux qui l’exercent. C’est pourquoi l’emballement autour de la bande dessinée numérique est une aubaine :

  • le développement des supports numériques est un bond technologique tel que l’édition n’en a pas connu depuis longtemps ;
  • un tel bond technologique véhicule nécessairement des craintes et des fantasmes ;
  • les fantasmes sont entretenus pas le battage médiatique des derniers mois ;
  • les moyens de communication numériques facilitent la mobilisation comme jamais.

Ces conditions expliquent le succès de l’appel du numérique. Un appel qui fera date dans l’histoire du jeune syndicat. Un succès qui pèse lourd en termes de responsabilités : il faut maintenant que le GABD fasse la preuve de sa pertinence pour traiter des questions numériques.

L’apogée des attentes envers la BD numérique

500px-Gartner_Hype_Cycle.pngLa mobilisation récente des auteurs à travers l’appel du numérique marque un jalon dans la courbe d’intérêt pour la BD numérique. Après les sociétés de service informatique, les médias et les éditeurs, il ne manquait que les auteurs pour parachever le buzz ramdam autour de la BD numérique. L »’Hype Cycle » de Gartner (figure ci-contre) illustre la façon dont mûrissent les technologies :

  1. apparition ;
  2. médiatisation soudaine suivie de moultes attentes ;
  3. quelques réussites qui ne parviennent pas à occulter les échecs compte tenu des attentes disproportionnées qu’avait engendré la médiatisation ;
  4. la persévérance est de mise pour traverser le désert médiatique et/ou financier ;
  5. le plateau de productivité est promis à ceux qui auront su redresser la barre.

Si l’on admet ce schéma pour la BD numérique, nous touchons manifestement au pic d’intérêt. Les attentes sont aujourd’hui si fortes que le conflit éclate entre auteurs et éditeurs pour se partager les fruits de l’eldorado de la BD numérique. Tout cela est disproportionné dans un marché encore balbutiant.

Le cas Média Participation

Dans son appel, le GABD vise principalement Média Participation et sa plateforme Iznéo. Il faut dire que le premier groupe d’édition de bande dessinée a investi plusieurs centaines de milliers d’euros dans son portail de location de BD numérisées.

Le cas d’Iznéo est particulier, car il semble vouloir mettre un coup d’arrêt aux offres des sociétés de service telles qu’Aquafadas ou Digibidi. Le groupe Média Participation cherche à prendre la main sur la chaine de production et de distribution des contenus numériques. Il ne veut plus se contenter de négocier les cessions de droits. Ce faisant, les éditeurs du groupe Média Participation n’accompagnent plus l’auteur dans l’élaboration et la publication de son oeuvre. L’oeuvre existe déjà et l’éditeur cherche à réduire le nombre des intermédiaires à son seul bénéfice (la part dévolue à l’auteur est la même que pour un livre). Au lieu d’investir dans la création, Média Participation investit dans son exploitation.

En s’appuyant sur le tissu de sous-traitants existant, il aurait été possible de négocier les droits au mieux des intérêts de chacun tout en investissant dans la création d’oeuvres originales. Plutôt que de mettre les auteurs devant le fait accompli, ils auraient pu trouver un accompagnement dans l’écriture d’oeuvres pensées pour les nouvelles formes de diffusion. Iznéo, c’est un peu comme si l’éditeur se mettait à imprimer et vendre les livres lui-même tout en oubliant son vrai métier.

Perspectives d’avenir

A la lecture du compte-rendu de la réunion entre le GABD et Média Participation, on a l’impression d’assister à une querelle pour se partager les miettes d’un gâteau dont personne n’a encore trouvé la recette.

L’éditeur a l’intelligence de s’orienter vers la location et l’abonnement. mais il ne va pas au bout de son raisonnement puisqu’il persiste gérer les droits d’auteur numériques comme il gère ceux du papier. Les auteurs exigent à juste titre une concertation. Mais en se focalisant sur la durée et les pourcentages des cessions de droits, ils ne se positionnent pas sur l’élaboration des modèles économiques eux-même. Les uns comme les autres ne semblent pas prendre la mesure du potentiel et des exigences du support numérique. Chacun se contente de défendre ses intérêts comme il le ferait s’il s’agissait de vendre des livres sur un nouveau territoire.

Ce n’est pas dans ces conditions que la bande dessinée trouvera une place parmi les autres loisirs numériques qui grignotent peu à peu l’attention du public.

Les éditeurs ont la responsabilité d’identifier les tenants et les aboutissants du marché des loisirs numériques. Ils se doivent d’éclairer les auteurs sur les opportunités d’exploitation numérique de leurs oeuvres, mais aussi sur celles de créer des oeuvres nouvelles qui s’inscrivent dans un mode de diffusion multi-supports. Les auteurs doivent prendre une part active à la réflexion, mais aussi faire preuve d’ouverture d’esprit et d’imagination face à un contexte qui remet bien des certitudes en question.

Il est illusoire de croire que l’on puisse maîtriser toutes les facettes des bouleversements qui s’imposent. Les acteurs traditionnels de la bande dessinée ont tout à gagner à s’appuyer sur des partenaires aux compétences complémentaires des leurs. Les auteurs devraient s’inquiéter de voir leurs éditeurs gérer leurs droits numériques de manière exclusive. Accepteraient-ils que leurs albums ne soient distribués que dans des librairies tenues par leurs éditeurs ?