Aspirant à répondre à notre appel à contributions « Raconter à l’ère numérique » ou impatient d’en lire le résultat, voici le dernier d’une série de billets destinés à accompagner vos réflexions sur le sujet…

Thierry Groensteen constate aujourd’hui qu’en 20 ans, l’ordinateur est devenu omniprésent dans la production et la publication de bandes dessinées imprimées (Groensteen, 2011). Pour de plus en plus d’albums, l’encre et le papier sont de nouveau un support de reproduction pour des images réalisées avec d’autres outils. Les outils informatiques ont remplacé la plaque de cuivre ou la gravure sur bois, dans le but de publier des livres de papier. Comme en convient Groensteen, pour bien des récits de bande dessinée, le développement d’une diffusion sur ordinateur n’est pas un changement de support, mais une continuité. Selon ses mots, nous vivons « un tournant historique. Nous sommes au moment où la bande dessinée est interpellée de plein fouet par la montée en puissance de la bande dessinée numérique online, des webcomics. ».

A présent, toujours selon Thierry Groensteen :

« La question majeure qui semble se poser est de savoir si la bande dessinée numérique interactive de demain pourra encore être considérée comme de la bande dessinée, ou bien si, soit qu’elle ouvre des possibilités d’expression radicalement nouvelles, soit qu’elle change du tout au tout l’expérience même de la lecture, nous assistons à la naissance d’un nouveau média. »

Thierry Groensteen s’appuie sur le travail d’Anthony Rageul (Rageul, 2009) et sur celui de Magali Boudissa (Boudissa, 2010) pour définir ce que serait la « bande dessinée numérique interactive de demain » et sous quelles conditions elle pourrait encore obéir à une ontologie de la bande dessinée. Cette approche me semble se heurter à un double écueil paradigmatique et heuristique.

Le paradigme choisi par Thierry Groensteen comme par Magali Boudissa pose la bande dessinée en objet immanent. La bande dessinée devrait s’adapter aux support numérique tout en conservant son intégrité, en respectant ses limites ontologiques. Ce même paradigme pousse Anthony Rageul à définir d’emblée ce qu’il nomme « la bande dessinée interactive » comme un nouveau medium, avant de s’interroger sur les spécificités qui fonderaient son existence. Ainsi, le paradigme de l’immanence de la bande dessinée est si prégnant qu’il contamine sa petit soeur numérique : à peine émancipée de sa génitrice, elle est sommée de se doter sans tarder de sa propre ontologie. A la suite de Jean Clément ou de Lev Manovitch, je préfère considérer que l’ère numérique appelle son propre langage narratif et que ce langage émerge en s’appuyant sur les langages antérieurs, tout comme la bande dessinée elle-même s’est forgée autour de 1900 dans un « creuset résolument polygraphique qui n’a manqué aucune des révolutions majeures menant à l’âge audiovisuel » (Smolderen, 2009).

L’écueil paradigmatique me semble être le fruit d’un écueil heuristique : Thierry Groensteen a popularisé une approche sémiotique de son objet. Or, comme le rappelle Michel Fayol en se référant à Mandler, « le jugement subjectif basé sur le traitement métalinguistique n’est pas aussi apte à révéler l’organisation sous-jacente des narrations [que des expériences de rappel ou de traitement ‘online’] » (Fayol, 1985). La sémiotique et le structuralisme me semblent trouver d’autant plus leurs limites face aux formes narratives émergentes de l’ère numérique. Il n’est pas possible d’adopter une démarche d’analyse systématique lorsque chaque récit peut inventer sa propre forme. La bande dessinée ne peut être abordée comme une immanence à l’ère numérique. Seule l’étude de la production et de la réception des récits pourra permettre de comprendre la part jouée par la bande dessinée dans la constitution de nouvelles formes narratives.

En adoptant le paradigme de la bande dessinée comme forme transitoire du récit à l’ère numérique, je propose d’aborder la bande dessinée comme héritage et non comme horizon. La bande dessinée fournit ainsi un référent par rapport auquel observer le récit en mouvement.

Références citées

  • Boudissa, Magali, La bande dessinée entre la page et l’écran: Étude critique des enjeux théoriques liés au renouvellement du langage bédéique sous influence numérique, Thèse d’esthétique, sciences et technologies des arts, Paris VIII, 2010, 399 p.
  • Clément J., 2000, « Hypertextes et mondes fictionnels ou l’avenir de la narration dans le cyberespace », Adresse : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000294/fr/.
  • Fayol, Michel, Le récit et sa construction : une approche de psychologie cognitive, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1985, 159 p.
  • Groensteen, Thierry, Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2, Paris, P.U.F., 2011, 220 p.
  • Manovitch, Lev, Le langage des nouveaux médias, Dijon, les Presses du réel, 2010, 608 p.
  • Rageul, Anthony, Bande dessinée interactive: comment raconter une histoire? Prise de Tête, une proposition entre minimalisme, interactivité et narration, Mémoire