Aspirant à répondre à notre appel à contributions « Raconter à l’ère numérique » ou impatient d’en lire le résultat, voici le troisième d’une série de billets destinés à accompagner vos réflexions sur le sujet…

La question des usages

Lorsque je parle de « raconter à l’ère numérique », tout comme les auteurs de Communiquer à l’ère numérique (Granjeon et Denouël, 2011) je pose la question des usages. Face au contexte proposé par l’ère numérique, j’oriente mon approche du récit en m’interrogeant sur ce que l’ère numérique implique pour les usages de production et de réception des récits, c’est à dire pour l’action de raconter.

Louis Quéré estime que le propre d’une situation est d’être « non prédéfinie » (Quéré, 1997), c’est pourquoi il s’avère nécessaire d’observer l’activité par laquelle la situation est définie et évolue. Or, comme nous y engage Yves Jeanneret (Jeanneret, 2007), il faut se garder d’observer les médias et leurs pratiques comme une dichotomie. Lorsque Lev Manovitch ou Jean Clément soulignent la place des langages narratifs traditionnels dans l’élaboration d’un langage des nouveaux médias, ils pointent l’« espace de médiation » identifié par Yves Jeanneret entre la technique et le social. En somme, il convient de se demander à la fois ce que les nouveaux médias font aux pratiques narratives et ce que nos pratiques narratives font aux nouveaux médias.

Tout comme Yves Jeanneret s’insurge contre l’approche dichotomique des usages, Alexandre Mallard renvoie dos à dos la sociologie des usages et la sociologie de l’innovation (Mallard, 2011). La première s’intéresse aux usages en aval de la commercialisation, mais se refuse à interroger la phase de conception des produits ou des services ; or la seconde traite des allers-retours entre usages et conception, mais fixe un moment de stabilisation dans la conception au delà duquel elle n’aborde plus les usages. En somme, l’une donne la primauté à la dimension sociale là où l’autre donne la primauté à la dimension technique. Pour Alexandre Mallard, il existe une dynamique qui relie les usages et l’innovation et dont la notion d’exploration rend compte. Ainsi, pour comprendre l’évolution des usages de production et de réception des récits à l’ére numérique, il faut aborder ces usages comme des usages exploratoires des outils numériques par des usagers dotés d’une culture narrative héritière de pratiques antérieures à l’ère numérique.

Le cas de la bande dessinée : retour aux origines

En matières d’usages des technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC), Josiane Jouët nous engage à ne pas faire preuve d’amnésie : l’étude des usages de la télématique fournit par exemple des enseignements qui restent utiles à l’étude des usages contemporains des TNIC. Pour éclairer l’impact de nouvelles technologies sur nos usages narratifs, je sollicite l’éclairage d’une situation antérieure et tout aussi révolutionnaire pour le récit que l’ère numérique aujourd’hui : le développement de l’imprimerie jusqu’à l’essors de la presse quotidienne aux Etats Unis autour de 1900, sous l’égide duquel s’est cristallisée la forme moderne de la bande dessinée.

Adrian Mihalache parle de William Blake comme d’un artiste multimédia. Blake a refusé la séparation du texte et de l’image induite par l’imprimerie. Au début du XIXème siècle, les textes étaient imprimés grâce aux caractères mobiles de Gutenberg en laissant des blancs dans lesquels imprimer les images par la gravure sur bois ou l’eau-forte. Blake intégrait ses textes aux images sur une seule plaque de cuivre qu’il traitait à l’eau forte. Il fallait écrire les textes à l’envers, mais cet effort était justifié par la volonté que « les deux médias forment un tout aussi complexe qu’harmonieux. » (Mihalache, 2007). William Blake meurt en 1827. C’est la même année que Rodolphe Töppfer produit ses premières « littératures en estampes » qu’il décrit ainsi :

« Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose de dessins autographiés au trait. Chacun des dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose. » (Töppfer, 1837)

La technique de l’autographie permet à Töppfer de tracer images et textes tels qu’ils seront lus, à l’encre et sur du papier. Le papier spécifique et l’encre grasse utilisés permettent la transposition du trait sur une pierre à lithographie au moyen de laquelle sont imprimées les reproductions.

Si Thierry Groensteen et Benoit Peeters titrent « Töppfer, l’invention de la bande dessinée » (Groensteen et Peeters, 1994), Thierry Smolderen préfère signer « Naissances de la bande dessinée » (Smolderen, 2009). Pour Smolderen, le passage du livre au périodique puis au quotidien déterminent la genèse du langage de la bande dessinée moderne. Après l’autographie de Töppfer, un nouveau pas est franchi lorsqu’autour de 1890, grâce au procédé photographique, « les illustrations publiées par la presse à grand tirage sont pratiquement toutes reproduites à partir des dessins originaux. » Au delà de la technologie d’impression, c’est « dans le bouillon de culture des journaux populaires américains » que le comic strip « va naître autour de 1900 ». Smolderen décrit « une guerre commerciale impitoyable qui n’enregistre ses défaites et victoires qu’en termes de chiffres de vente ». Ce contexte n’est pas sans évoquer la compétition à l’audience des portails et des services grand public de l’Internet d’aujourd’hui. A propos de l’hebdomadaire allemand Fliegende Blätter, Thierry Smolderen relève que « selon un commentateur français de l’époque (Arsène Alexandre), on ne pouvait dire un bon mot à table, ou assister à une situation comique, en Allemagne, sans s’exclamer : ‘Tient ! elle est bien bonne ! Il faut envoyer ça au Fliegende Blätter ! » avant d’évoquer expressément Youtube, emblème du web 2.0 et de la participation du public à l’élaboration des contenus médiatiques.

L’imprimerie de Gutenberg a sans aucun doute révolutionné l’écriture, mais elle a aussi instauré une fragmentation durable entre le texte et l’image. L’apparition de la bande dessinée a été rendue possible et s’est imposée grâce à de nouvelles technologies qui permettaient certes la reproduction de masse d’images et de textes, mais surtout leur production par les mêmes outils que ceux de leur reproduction : l’encre et le papier.

Suite et fin : limites des approches théoriques actuelles de la BD numérique

Selon Thierry Groensteen, nous vivons « un tournant historique. Nous sommes au moment où la bande dessinée est interpellée de plein fouet par la montée en puissance de la bande dessinée numérique online, des webcomics. » (Groensteen, 2011) Mais Groensteen bute sur ce nouvel objet lorsqu’il cherche à l’intégrer à son approche systémique et sémiotique. Le quatrième et dernier billet de cette série traitera des limites des approches théoriques actuelles en la matière et proposera une voie de résolution.

Références citées

  • Granjon, Fabien et Denouël, Julie, Communiquer à l’ère numérique : regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses de l’école des mines, 2011.
  • Groensteen, Thierry, Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2, Paris, P.U.F., 2011, 220 p.
  • Groensteen T., Peeters B., éds, 1994, Töppfer, l’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann.
  • Jeanneret, Yves, « Usages de l’usage, figures de la médiatisation », Communication et langages, vol. 151, 2007, p. 3-19.
  • Jouët, Josiane, « Des usages de la télématique aux Internet studies », in Fabien Granjon, Julie Denouël. Communiquer à l’ère numérique: regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses de l’école des mines, 2011.
  • Mallard, Alexandre, « Explorer les usages: un enjeu renouvelé pour l’innovation des TIC », in Fabien Granjon, Julie Denouël. Communiquer à l’ère numérique : regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses de l’école des mines, 2011, p. 320.
  • Manovitch, Lev, Le langage des nouveaux médias, Dijon, les Presses du réel, 2010, 608 p.
  • Mihalache, Adrian, « Dans tous les sens, par tous les sens: lecture de l’hypermédia », in Pascal Lardellier, Michel Melot. Demain, le livre, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 115-129.
  • Quéré, Louis, « La situation toujours négligée ? », Réseaux, vol. 15 / 85, 1997, p. 163-192.