Moon continue de faire bouger les lignes et de susciter des réflexions sur la BD numérique. Sur Facebook ces jours-ci, Anthony Rageul a réagi pour relever la dimension interactive des planches de Moon. Pour Tony, auteur d’un mémoire sur le sujet (dont on attend la diffusion en ligne avec impatience), l’interactivité est la spécificité incontournable de la bande dessinée numérique. On parlait de BD interactive bien avant de parler de BD en ligne ou de BD numérique. L’avenir de la BD numérique se trouverait-il dans ses origines ?

Qu’est-ce qu’une BD interactive ?

L’expression « bande dessinée interactive » est apparue dans la presse française pour la première fois en 1995 dans le journale Le Monde, à propos du CD-rom « Explorer le corps humain ». Avec les premières années de l’Internet francophone, l’expression « bd interactive » s’est imposée pour désigner les premières productions en ligne. Un certain nombre de lecteurs – moi y compris – se sont élevés contre l’usage du mot « interactivité ». Nous jugions ce terme impropre pour qualifier une production dont l’apport multimédia relevait surtout de l’insertion de son et d’animation. L’interactivité nous semblait alors devoir désigner des récits arborescents ou s’appuyant sur les outils de communication offerts par le web.

Aujourd’hui où l’on ne parle plus d’interactivité pour faire vendre, je dois reconnaître qu’il y a un niveau d’interactivité bien plus élémentaire à prendre en compte s’agissant de BD numérique. Face à un livre, le lecteur interagit en tournant les pages, en feuilletant le codex, en parcourant les planches du regard. C’est en réponse à ces actions que le livre délivre son sens à celui qui le lit. Face au support numérique, les formes d’interaction sont plus diverses. L’auteur est en mesure de choisir et même d’inventer les interactions à travers lesquelles le lecteur découvrira son oeuvre.

Puisqu’on ne peut ignorer cette dimension interactive lorsqu’on crée une BD numérique, doit-elle pour autant s’afficher ostensiblement ? Par ailleurs, l’interactivité constitue-t-elle la principale spécificité du support numérique ?

L’interactivité doit-elle être voyante ?

Dès son origine, la bande dessinée s’est appuyée sur une forme d’interaction invisible : l’ellipse. Le lecteur a devant lui une succession d’images, entre lesquelles il compose lui-même le récit. Scott Mc Cloud en a tiré le titre de son ouvrage de référence : la bande dessinée c’est l’Art invisible. L’action de tourner une page elle-même sait se faire oublier au profit du récit. En dehors de travaux expérimentaux et d’exercices de style, la bande dessinée s’appuie principalement sur une interactivité qui se fait oublier. On peut parler de magie au sens propre : il y a un truc, mais tout l’art de l’auteur/magicien consiste à nous faire oublier qu’il y en a un.

Pourquoi devrait-il en aller différemment de l’interactivité du support numérique ? Les notes de Moon sont indubitablement d’ordre expérimental par exemple. Il s’agit d’un méta-récit : l’histoire traite de la manière dont l’histoire est racontée. Le personnage s’adresse directement au lecteur pour l’inciter à explorer les interactions offertes. Dans un livre, ce personnag nous dirait « tournez la page pour lire la suite… » ! L’avenir nous dira de quelle manière Moon rebondira pour développer un récit qui ait un autre objet que lui-même. S’il y parvient, il y a fort à parier que ce sera sur la base d’une interactivité « invisible ».

Comment y parvenir ? L’expérimentation est sans doute un excellent point de départ : les lecteurs apprennent à lire en même temps que l’auteur poursuit son exploration. Avec l’expérience, l’auteur choisit de plus en plus efficacement les modes d’interaction et met en place des solutions de plus en plus ergonomiques pour guider les lecteurs à leur insu. Le travail de Moon atteste encore une fois ces hypothèses : les dernières notes sont de moins en moins bavardes sur la manière dont le lecteur doit interagir avec elles. Certains lecteurs ont déjà acquis une expérience suffisante pour se passer des injonctions. Reste le propos, encore très centré sur les effets interactifs.

L’auteur peut également s’inspirer des solutions trouvées par les ergonomes dans le domaine du logiciel ou de la navigation web. Il peut carrément s’appuyer sur des outils déjà connus des lecteurs/internautes : le blog, le forum, Facebook, Twitter, … Il existe nombre de services web qui ont instaurés des modalités d’interaction standards sur lesquelles un récit peut tout à fait s’appuyer. Le succès des blogs BD doit beaucoup à cette démarche : le format du blog offre un environnement codifié dans lequel le lecteur sait déjà s’orienter. Si l’auteur partage ces codes, il peut spontanément s’en servir pour développer son récit. Serait-il moins méritant ? N’y a-t-il rien d’autre à explorer en matière de support numérique, en dehors de l’interactivité ?

L’interactivité est-elle la principale spécificité du support numérique ?

La pluralité des interactions possibles et des lectures qui en résultent est l’arbre qui cache la forêt.

Lorsqu’on travaille l’interactivité, on est dans la tactique narrative, la mécanique du moteur. Pour se placer à un niveau stratégique, pour mettre l’engin en mouvement, il faut explorer l’hypertextualité et la pluralité des médias. Ce sont des notions que Fred Boot a très bien décrites dans un billet qui m’avait déjà inspiré quelques réflexions.

Il s’agit aujourd’hui bien moins de faire du multimédia, en mêlant son, texte et image fixe ou animée dans un même objet interactif. Dans le domaine de l’information, on parle de plus en plus de rich media :

Le rich media, c’est ce qui permet de traiter une information dans plusieurs modes d’expression (mots, sons, images, liens) organisés de manière à mettre en valeur leurs spécificités et leurs complémentarités.

(…)

Ce « supra-langage » qu’est le rich media offre quelque chose de plus que la somme des langages qui le composent.

Alain Joannès, dans Communiquer en rich media, aux éditions CFPJ

Telle que la décrivait Rodolphe Töpffer dès ses origines, la BD a su réaliser la synthèse du texte et de l’image en préservant l’identité de chacun. La BD numérique pourrait tout à fait réaliser la synthèse des médias numériques et susciter des récits en rich media.