Je signe l’article qui suit, dans les colonnes de The Conversation.
En dépit des annonces triomphales en provenance de la Silicon Valley depuis quelques années, les robots ne semblent pas prêts de remplacer les humains dans la production de l’information médiatique. C’est en tous cas la certitude exprimée le 14 octobre par des scientifiques qui travaillent sur l’automatisation du traitement de l’image ou du texte, confirmée par l’expérience de professionnels du domaine. Les sociétés informatiques fournissent des outils de travail qui sont des auxiliaires pour les journalistes. Ces ingénieurs estiment qu’une machine ne saurait créer sans disposer au préalable de données sélectionnées, vérifiées et organisées par des humains. Si les machines sont susceptibles de produire des commentaires sportifs ou des dépêches boursières, elles pourraient décharger les professionnels de l’information des tâches les plus ingrates, quitte à priver au passage les plus jeunes de l’accès au métier par ces emplois promis à disparaître.
La presse est au plus mal, comme le rappelle le rapport Charon publié en juin dernier. Les titres de presse sont aux prises de l’injonction à produire pour tous les écrans de notre ère numérique tout en réduisant les coûts face à une situation financière qui les rend dépendants des subventions de l’État et des moyens des grands groupes auxquels ils appartiennent. Les rédactions s’emploient à effectuer leur transition numérique dans la douleur. Leur avenir résiderait dans la mutualisation des moyens et l’accès à l’information au forfait. Les difficultés économiques bien réelles ne sont pourtant pas la seule menace qui pèse sur le journalisme.
La menace de la perte de sens
Au sens noble, le journaliste est libre, indépendant, il informe et éclaire ses concitoyens sur les enjeux d’aujourd’hui, il sélectionne l’information, il la vérifie et la médiatise. Voilà la mission chevaleresque à laquelle aspirent les jeunes candidats qui se pressent dans les formations de journalisme. Cet idéal est ardemment défendu par les journalistes en exercice tous comme ceux en retraite. Or la défiance dans l’opinion s’installe.
The Conversation cherche à renverser la tendance : nouveaux financements indépendants des forces politiques et économiques, mise en valeur de l’expertise scientifique jugée plus impartiale. Ici, les journalistes concentrent leur activité sur l’éditorialisation des contenus et l’accompagnement dans leur mise en récit. Il s’agit de raconter une histoire en écartant tout risque d’être accusé de raconter des histoires.
Autre expérience dans la quête de nouvelles formes narratives en matière d’information : La Revue Dessinée, une revue de bande dessinée commercialisée en kiosques et en librairie depuis maintenant deux ans. Là aussi, les contenus sont produits de manière collaborative, cette fois entre journalistes et auteurs de bande dessinée. Aux auteurs-dessinateurs la mise en récit sous forme de témoignage graphique, aux journalistes-scénaristes celle de mener l’enquête. Les créateurs de la revue témoignent des sollicitations de nombre de jeunes journalistes fraîchement sortis des écoles et avides de faire de l’investigation, tant sont rares aujourd’hui les médias qui offrent encore cette perspective.
Ces expériences s’opposent à la montée dans l’opinion d’une défiance vis-à-vis de la presse, supposée vendue aux intérêts des groupes qui la possèdent, menacée par l’autocensure. Ce que l’on dit moins, c’est la responsabilité du public consommateur d’information dans cette situation.
Les lecteurs et l’économie de l’attention
Une étude ethnographique conduite par Julien Figeac démontrait en 2007 que nous choisissions nos supports d’information par opportunisme en fonction du contexte dans lequel nous avions du temps à consacrer à l’information. En d’autres termes, l’information n’est qu’un produit de divertissement voué à tuer le temps d’un trajet domicile-travail ou à répondre au besoin d’une parenthèse entre vie familiale et vie professionnelle. En concurrence avec d’autres produits des industries culturelles, l’information est à considérer dans une économie de l’attention qui apparaît comme saturée.
Dans l’économie de l’attention, les réseaux sociaux numériques attisent la concurrence en court-circuitant les prescripteurs traditionnels que sont les titres de presse. Une autre étude dévoilée récemment par Kristin van Damme suggère que de plus en plus nombreux sont ceux qui s’en remettent à l’information relayée par leurs pairs (leurs « amis ») sur les murs des réseaux sociaux numériques. Si la perte de confiance dans la presse traditionnelle sert d’alibi à la montée de ces pratiques, on peut également y voir la réalisation exacerbée des hypothèses de Julien Figeac. Il était plus simple au début des années 2000 de se saisir d’un gratuit à son arrivée en gare que d’entrer chez un buraliste, il l’était devenu encore de s’en remettre aux contenus disponibles depuis sont smartphone connecté… Aujourd’hui, il est plus simple encore de rester au sein de l’application mobile de Facebook présente dans toutes les poches plutôt que d’en consulter d’autres ou d’utiliser le navigateur web mobile.
La presse imprimée à son origine ne vivait pas que de l’information journalistique : elle offrait à ses lecteurs la facilité d’un accès immédiat aux petites annonces, la météo, la rencontre amoureuse, l’horoscope, le feuilleton littéraire ou graphique, l’humour, les jeux. Selon Thierry Smolderen, autour de 1900 dans la presse américaine, chaque contenu du journal était une attraction vouée à gagner ou conserver de l’audience (contexte qui a vu naître la bande dessinée moderne). Avec Internet et les mobiles, les journaux ont été dépossédés de tout ce qui les faisait vendre : services en ligne d’annonces, de rencontres, fictions en streaming vidéo, jeux sur mobile… La sélection éditoriale elle-même leur est arrachée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux numériques.
Ne reste aux journalistes que la noble mais guère lucrative mission de nous informer, à condition de parvenir à le faire librement et en toute indépendance comme nous l’exigeons sans vraiment leur en donner les moyens. Si le journalisme y retrouve son sens, l’enjeu des conditions de subsistance des journalistes reste en suspens.
Julien Falgas, Chercheur associé en Sciences de l information et de la communication, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.