Au fil des débats sur ce que devrait être ou non la bande dessinée numérique « de création », deux postures semblent s’opposer.

  • L’approche par le medium : la bande dessinée numérique pure et dure devrait être une bande dessinée usant pleinement des spécificités numériques.
  • L’approche par le message : la bande dessinée étant d’abord un moyen de raconter une histoire en images, il faudrait que la bande dessinée numérique reste lisible quitte à ne pas exploiter à fond tous les moyens numériques.

Comment sortir de cette opposition stérile ? Peut-être en cessant d’opposer deux approches en réalité parallèles. A condition d’abandonner notre idée de ce qu’est la bande dessinée.

Du côté du medium, Anthony Rageul donne la primauté à l’interactivité. Or Groensteen base son analyse de la BD numérique quasi-exclusivement sur le travail d’Anthony Rageul. La conclusion du théoricien à l’issue de cette approche partielle (et insuffisante) est éclairante : nous sommes face à une culture qui n’est plus celle de la narration, mais une culture du jeu. L’ère numérique semble avoir déprécié le récit au profit de l’information, de son traitement et de sa classification dans des bases de données.

Du côté du message, des enseignants ne désespèrent pas de former leurs étudiants à l’art de raconter des histoires en images à l’ère numérique : Joseph Béhé aux Arts décoratifs de Strasbourg, Olivier Jouvray à Emile Cohl à Lyon. Tous deux ont mis en place des ateliers de « bande dessinée numérique ». Joseph Béhé met en avant le soucis de lisibilité, indispensable à ses yeux pour maintenir la communication et permettre le récit. Olivier Jouvray a décidé de placer son atelier sous le vocable « récit numérique » afin de s’affranchir des oeillères qu’impliquerait conception trop restrictive de la bande dessinée.

Plutôt qu’opposer ces deux postures, je propose de prendre conscience que la bande dessinée a un double rôle à jouer dans le développement d’une création à l’ère numérique.

  • la BD est une boîte à outils de signes exploitables dans les interfaces homme-machine, même s’il ne s’agit plus de raconter une histoire.
  • la BD est une forme narrative tout aussi légitime que le cinéma, l’animation, le conte ou la littérature pour participer à l’émergence de nouvelles formes narratives adaptées aux nouveaux médias.

Pour aborder chacun de ces deux rôles de la bande dessinée à l’ère numérique, ne faut-il pas faire le deuil de la bande dessinée ? Sur les nouveaux médias, la bande dessinée pourrait à la fois engendrer des formes de création non narratives et d’autres narratives qui ne sauraient être reconnues comme de la bande dessinée. Ce serait le plus bel honneur que l’on puisse faire à ce drôle d’objet, la « littérature en estampes de Töppfer », qui « forme une sorte de roman, d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’autre chose ». Née de la littérature sans en être, la bande dessinée pourrait bien donner naissance à autre chose qui n’en serait pas.