La quatrième de couverture promettait monts et merveilles : prenant appui sur les avancées de la recherche contemporaine
, le spécialiste de notoriété internationale
allait se confronter à de nouveaux objets
, au nombre desquels la bande dessinée numérique. Le résultat manque de rigueur et propose une vision à la fois partielle et partiale de la bande dessinée numérique. Dans les pages consacrées à la BD numérique, Thierry Groensteen livre toutefois des réflexions intéressantes qui méritent d’être portées au débat.
Malgré les lacunes qui fragilisent son propos, le théoricien est conscient de l’importance de ce qui se joue sur nos écrans :
La rédaction du présent ouvrage coïncide avec un tournant historique. Nous sommes au moment où la bande dessinée est interpellée de plein fouet par la montée en puissance de la bande dessinée numérique online, des webcomics (les tentatives de création interactives sur support DVD ayant fait long feu).
Une méthode discutable
Groensteen cède à la facilité en s’appuyant sur des autorités qu’il évite de nommer : les quelques chercheurs
qui se sont intéressés à la BD numérique, tous ceux qui s’y sont intéressés
. On découvre au fil des pages une poignée de références : hormis l’incontournable Scott Mc Cloud, Groensteen cite abondamment le mémoire de Master d’Anthony Rageul et la thèse de doctorat de Magali Boudissa. Sans renier les qualités de ces travaux, cela semble un peu maigre en termes de caution scientifique. Si le champ de la bande dessinée numérique est encore largement inexploré par les chercheurs, Groensteen aurait pu se tourner vers des travaux réalisés dans des champs voisins.
Le plus grave me semble être l’absence totale de référence directe à la moindre oeuvre numérique. Groensteen n’est pourtant pas avare d’exemples dans le reste de son ouvrage. Ici, nulle référence à un quelconque blog BD, webcomic ou BD interactive en dehors du très expérimental »Prise de tête » d’Anthony Rageul. Face à un objet aussi nouveau et indistinct que la bande dessinée numérique, l’auteur montre une surprenante familiarité pour quelqu’un qui ne lit pas de bande dessinée sur écran. La bande dessinée numérique devient proprement virtuelle dans le propos de Groensteen. C’est d’autant plus grave que la plupart des lecteurs ne sont sans doute pas plus familiers que lui avec ce dont on leur parle. Groensteen donne l’impression de chercher à faire illusion devant un public mal informé.
Des idées intéressantes
Matérialité et survivance mémorielle
Pour Groensteen, le développement d’une diffusion sur ordinateur n’est pas un changement de support, mais une continuité. Le rappel est salutaire : en 20 ans la chaîne de l’édition s’est entièrement informatisée. Une large part de la production n’existe sur papier qu’une fois le livre imprimé. Pourtant, la lecture sur écran est décrite par Groensteen comme une perte
(tactilité, motricité, clôture de l’oeuvre). Sous forme numérique, les pages, en se succédant, se remplacent et s’effacent, empêchant la conservation dans la mémoire du mode de rangement.
Groensteen appuie cette observation à maintes reprises. Il fait part également de sa réserve face aux effets de surgissement
rendus possibles par le numérique, pour en conclure :
Les codes de la bande dessinée, parce qu’ils ont une espèce d’efficience universelle qui les rend disponibles à toutes sortes d’usages, voire de détournements, peuvent facilement y entrer à titre d’ingrédients. Cependant, le fait de transformer le neuvième art en un Hypermédia me semble contredire l’un de ses principes fondamentaux, qui est l’étalement et, partant, l’accessibilité immédiate de l’ensemble de ses parties constituantes. Le mécanisme de l’apparition, mentionné plus haut, y contredit et semble de nature à ouvrir de nouvelles possibilités. Mais ces possibilités sont avant tout de l’ordre de l’effet, et relèvent d’une logique qui est davantage celle du cinéma, où l’image est toujours en surgissement.
Plus tôt dans l’ouvrage, à propos des récits dessinés qui progressent au rythme d’une seule image par page
il écrit pourtant : le dialogue entre les images s’appuie sur la survivance mémorielle des pages déjà tournées. (…) Je ne vois pour ma part aucune raison décisive d’ostraciser ces oeuvres et de les considérer comme étrangères au domaine de la bande dessinée.
Dans quelle mesure le dialogue entre les images
diffère-t-il lorsqu’il s’appuie sur la survivance mémorielle des images affichées préalablement à l’écran, plutôt que sur les pages déjà tournées
? S’agissant de mémoire, il serait intéressant de confronter cette intuition aux apports empiriques de la psychologie cognitive.
Au delà du débat réel / virtuel. Il existe en matière numérique des nuances que Groensteen n’explore pas. J’ai moi-même déploré l’expérience des motion comics qui imposent systématiquement au lecteur la succession d’images. A l’inverse les bandes dessinées interactives ou, plus récemment, le turbo media offrent une expérience plus satisfaisante en conditionnant la succession des images au clic du lecteur. Parmi ces dernières, beaucoup d’interfaces proposent seulement l’action suivante/précédente. Mais quelques interfaces – telles que mon outil Tinyshaker – donnent accès à l’ensemble du récit à tout moment au moyen d’une jauge temporelle. Cette dernière proposition me semble comparable au livre en matière de conservation dans la mémoire du mode de rangement
, tout en offrant les possibilités de l’apparition auxquelles Groensteen reconnaît un potentiel non négligeable.
Le ludique en rivalité avec la narration
Groensteen accorde une part importante de son développement à la notion de jeu. S’appuyant sur le travail d’Anthony Rageul, il énonce différentes formes d’interaction offertes par le numérique : défilement, zoom, apparition au clic, récit bifurquant (par clic ou par toile infinie). Mais sa référence le conduit à opposer jeu et récit : à la lecture de »Prise de tête » il observe qu’on se laisse happer par l’expérience ludique au détriment de la fiction. Or, comme je l’ai déjà développé dans mon commentaire au travail d’Anthony Rageul, en dehors de travaux expérimentaux et d’exercices de style, la bande dessinée s’appuie principalement sur une interactivité qui se fait oublier. On peut parler de magie au sens propre : il y a un truc, mais tout l’art de l’auteur / magicien consiste à nous faire oublier qu’il y en a un.
Groensteen ne se préoccupe pas de chercher si d’autres bandes dessinées numériques offrent une expérience interactive plus compatible avec la narration. Cela le conduit à conclure que la bande dessinée numérique, à défaut d’être un nouveau média, est une nouvelle culture qui donne la primauté au jeu face à la narration. En 2004, je signais un mémoire de maîtrise d’Arts Plastiques qui défendait au contraire l’idée selon laquelle le ludique est miscible dans le récit. Plutôt que de me focaliser sur la bande dessinée, j’avais exploré différentes nuances de récits mettant en jeu les arguments ludiques et ceux de la bande dessinée. Il me semble toujours que la bande dessinée peut porter l’étendard de la narration tout en assumant et en tirant parti de sa part ludique dans le contexte numérique.
Trop de lacunes
L’objectif de Groensteen l’empêche de saisir son objet :
La question majeure qui semble se poser est de savoir si la bande dessinée numérique interactive de demain pourra encore être considérée comme de la bande dessinée, ou bien si, soit qu’elle ouvre des possibilités d’expression radicalement nouvelles, soit qu’elle change du tout au tout l’expérience même de la lecture, nous assistons à la naissance d’un nouveau média. Interroger la compatibilité des nouveaux dispositifs que nous voyons apparaître avec le cadre théorique élaboré dans Système 1 aidera peut-être à répondre à cette question.
Trop préoccupé par l’approche définitionnelle sur laquelle repose son Système, Groensteen passe à côté du problème. Selon ses propres mots, nous sommes face à une révolution
, il envisage même que nous soyions face à la naissance d’un nouveau média
. Dans ce contexte, il aurait été salutaire d’en revenir aux origines de la bande dessinée. Groensteen n’ignore pas le travail de Thierry Smolderen, pourtant il ne saisit pas l’importance d’adopter une vision large du contexte artistique, socio-économique et technique dans lequel s’inscrit une révolution ou la naissance d’un nouveau média. L’arsenal sémiotique du Système groensteenien, trop attaché à la bande dessinée éditée sur papier en occident, ne peut rendre compte de ce qui se joue pour les récits sur les supports numériques. Peu importe que la bande dessinée numérique entre ou non dans la définition donnée par un Système de la bande dessinée occidentale imprimée : ce qui importe c’est de comprendre pourquoi la bande dessinée continue de vivre aux yeux des auteurs et des publics sous des formes qui malmènent les définitions académiques.
L’influence du travail d’Anthony Rageul pousse le théoricien à se focaliser sur l’interactivité et la dimension ludique au détriment des autres facettes du numérique. Groensteen évoque les atouts de portabilité, de coût et d’immédiateté sans percevoir leur impact narratif : selon lui aucun ne peut être décrit en terme de majoration ou d’enrichissement de l’oeuvre elle-même.
Or ces atouts sont à la base du genre du blog BD ou des webcomics anglosaxons. Ces atouts qu’il catalogue comme sans intérêt narratif ont donné lieu aux formes de BD numérique les plus populaires à ce jour. Gageons que la rencontre avec Thomas Cadène et Boulet durant le colloque « L’engendrement des images » inspirera Thierry Groensteen…