Je signe cet article sur The Conversation France avec Audrey Knauf, également maîtresse de conférences au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine.

Comment reprendre la main sur son information à l’heure où nous sommes assaillis de notifications sur nos smartphones et où notre navigation sur les réseaux sociaux est orientée par des algorithmes ? Un récent documentaire diffusé par Netflix, The Social Dilemma, pointe d’ailleurs les dangers liés aux modèles économiques des GAFA, entre dépendances numériques, atteintes à la vie privée et bulles de filtres qui nous enferment dans notre propre vision du monde.

Dans le cadre d’un cours de master destiné à de futurs professionnels du numérique – webdesigners, chargés de projet, social media managers ou réalisateurs multimédia – nous avons mené une expérience autour d’un partage de ressources entre étudiants. Tout commence par une situation problème, sous la forme d’une injonction en apparence banale : « face aux technologies émergentes, inventez votre métier ».

Pour résoudre ce problème, les étudiants vont devoir recueillir et croiser des informations existantes au moyen d’une recherche documentaire, mais aussi mettre en œuvre une stratégie de veille pour suivre les évolutions d’un sujet par nature mouvant. Et, puisqu’il s’agit d’inventer son métier, encore faut-il nourrir son inspiration en adoptant une veille créative.

Bande-annonce du documentaire The Social Dilemna, diffusé par Netflix.

Dans ce cours, il s’agit d’entraîner l’esprit critique et renforcer les compétences en veille. En croisant différents outils et méthodes, cette expérience esquisse quelques pistes pratiques pour l’éducation aux médias en général, que nous avons retracées dans un article de recherche.

Face à l’objectif qui leur a été fixé, nos étudiants ont expérimenté différents outils et méthodes de veille, parmi lesquels des services dont ils étaient coutumiers pour leur divertissement, mais qu’ils ne mobilisaient pas jusque-là pour maintenir une veille organisée – Twitter ou Facebook, par exemple. Le seul outil numérique partagé tout au long du processus était needle, un dispositif de navigation contributif que nous développons depuis 2017, aujourd’hui à l’état de prototype expérimenté par quelques centaines de bêta-testeurs :

Présentation du concept de needle et démonstration du fonctionnement du prototype confié aux étudiants

Avec needle, chaque référence que l’utilisateur ajoute le long de son fil lui permet de découvrir les fils des utilisateurs qu’il y croise et d’entrer en relation avec eux. Tandis que les outils de veille reposent sur la constitution préalable de requêtes et l’identification de sources pertinentes, needle met l’accent sur la découverte fortuite : la sérendipité.

needle est en soi une technologie émergente, conçue au Centre de recherche sur les médiations pour permettre aux internautes de partager des contenus qui les inspirent. Les lecteurs de The Conversation contribuent d’ailleurs activement aux tests de notre prototype suite à leur invitation début 2019.

Réévaluer des outils familiers

Avec needle chacun de nos étudiants a consigné les références identifiées au cours de ses recherches et de sa veille par des moyens classiques. Ces sources étaient destinées à alimenter les écrits qu’ils devaient produire dans la cadre de l’évaluation : une réflexion sur son projet professionnel et un exposé de son dispositif de veille.

Dans le cadre du travail collectif, needle était également utilisé pour mutualiser le fruit des recherches au sein de chaque groupe de quatre étudiants. Cette possibilité de veille collaborative a profité aux étudiants d’un second master, se destinant aux métiers de la veille et – eux aussi – de l’animation de communauté sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que l’outil à permis à chacun de croiser les « fils » d’autres utilisateurs au sein de la promotion, mais aussi en dehors, chaque fois que leur propre « fil » comportait une référence en commun avec celui de quelqu’un d’autre. Ce dispositif d’enseignement hybride nous a permis de relier les temps de travail collectif en classe avec le travail individuel entre les séances.

Puisque nous nous adressions à de futurs professionnels du numérique, l’utilisation de needle en tant que technologie émergente visait à confronter les étudiants à l’adoption d’une posture d’analyse et de conseil au regard du champ d’expertise que chacun revendiquait (community management, design d’interface, gestion de projet, etc.). Cette approche a fait l’objet d’un troisième écrit de leur part. Mais cette prise de recul critique est allée bien au-delà du sujet particulier qui occupait notre cours.

Comment Facebook capte votre attention. Un épisode de la série Dopamine (Arte).

Chaque étudiant a dû définir une méthodologie de veille personnelle qui tienne compte à la fois de ses habitudes et de ses intérêts pour tel ou tel média social, mais aussi de ses besoins informationnels. En se gardant de préconiser telle ou telle solution commerciale, il s’agissait pour nous de développer l’esprit critique et la culture numérique des apprenants.

Le recours à un outil expérimental tel que needle a permis aux étudiants de prendre conscience des choix de conceptions des outils communément accessibles, destinés à répondre à des objectifs économiques parfois en contradiction avec l’intérêt général. Par exemple, tisser un « fil » ce n’est pas comme entretenir « profil » : ce que l’on indexe le long de son « fil » n’est pas là pour faire valoir une certaine image de soi, mais pour faire rebondir sa navigation dans des directions nouvelles.

Motivée par la curiosité, la pratique de veille ne s’accompagne d’aucun sentiment d’urgence sous la pression d’incessantes notifications ou d’un « mur » d’actualité qui se déroulerait sans fin. Le fait de devoir envisager les dispositifs grand public dans le contexte d’une utilisation « sérieuse », tel que la veille métier, a conduit les étudiants à prendre conscience d’un certain nombre de biais et de limites de plates-formes telles que Facebook.

Croiser des références

Mobiliser une technologie innovante issue de la recherche publique met en jeu la responsabilité du monde universitaire dans l’environnement numérique et permet à l’apprenant d’interroger ses pratiques numériques sous l’angle critique. needle confronte ses utilisateurs à une proposition alternative aux modalités d’accès et de partage des contenus dominées par les grandes plates-formes des GAFA. Sur needle, les seules données recueillies proviennent des contributions conscientes et volontaires des utilisateurs.

Lorsque nous intégrons needle à nos enseignements, nous soulevons ces questions liées à la vie privée et au libre arbitre face aux interfaces conçues pour capter notre attention et nos données.

Enfin, needle est un moyen pour l’apprenant de rencontrer des cadres de références éloignés des siens, à la faveur du croisement avec d’autres autour de références qui lui sont familières. Les sciences de l’éducation appellent ce type de situation une zone proximale de développement. Pour bâtir de nouvelles connaissances, il nous faut sortir de notre zone de confort sans pour autant être jeté sans repères dans l’inconnu. Tout le contraire des dynamiques de bulle de filtres et de polarisation que l’on observe depuis plusieurs années sur les réseaux sociaux traditionnels.

Le graphique ci-dessus, produit avec le logiciel Gephi, montre que les « fils » des étudiants de l’enseignement en « technologies émergentes » (en bleu) s’entremêlent abondamment entre eux, tout en rencontrant les fils d’autres communautés d’utilisateurs tels que des documentalistes (en vert), ou des lecteurs du média The Conversation France (en rouge et rose). Cela démontre la capacité de needle à permettre le croisement tant hors des contraintes spatio-temporelles que socio-professionnelles. Author provided

L’expérience ne s’arrête pas aux portes de la salle de classe. En effet needle n’est pas spécialement destiné à la pédagogie. Ainsi nos étudiants ont-ils pu croiser les « fils » de documentalistes de l’Université, ou encore des quelque 200 lecteurs de The Conversation France à avoir été actifs au cours des bêta-tests. Pour avoir mis en évidence le processus à l’œuvre dans l’innovation narrative, nous savons que l’innovation nécessite de puiser à des sources d’inspiration aussi diverses que possible. Voilà qui est devenu une gageure si vous vous reposez sur ce que vous pensez à chercher sur Google et sur ce que vos « amis » partagent sur Facebook, Twitter ou Snapchat…

Julien Falgas, Maître de conférences au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine et Audrey Knauf, Maîtresse de conférences au Centre de Recherche sur les Médiations (Crem), Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.