Cette interview est parue partiellement dans le numéro d’octobre 2004 du magazine Bédéka, à l’occasion d’un dossier consacré aux webcomics.

Peux-tu te présenter à nos lecteurs ? Ton parcours, tes goûts, etc.

De mon vrai nom Julien Falgas, je me suis passionné depuis mon plus jeune âge pour le dessin, la peinture et les arts plastiques en général, participant à des ateliers pour enfants et pour jeunes en guise d’activité extra-scolaire. Au moment de choisir vers quelles études me tourner après un bac scientifique général, n’étant pas parvenu à être admis dans la section bande dessinée d’Angoulême, je me suis tourné vers la filière universitaire des arts plastiques. J’y ai appris à réfléchir sur ma pratique et celle des autres.

La découverte d’Internet a coïncidé avec cette période. Encouragé par la possibilité de montrer mon travail sur une page personnelle, j’ai participé à plusieurs concours de bande dessinée. Faute d’être primé (en dehors d’un premier prix 17-21 ans en 1999 au concours du festival de Ganshoren), je pouvais diffuser ces planches sur Internet et profiter d’un retour des visiteurs (bien plus prolixes à l’époque qu’ils ne le sont aujourd’hui). C’est à cette période que j’ai expérimenté mes premières bandes dessinées interactives, laissant décider aux visiteurs de la suite à donner au récit.

Je me suis lié à un cercle d’auteurs amateurs dans lequel les projets de chacun reçoivent les encouragements et les critiques constructives des autres. Au contact de cette communauté très dynamique, j’ai eu envie de compléter l’existence d’une communauté de créateurs autoédités par un site qui diffuserait leur travail. C’est ainsi qu’en avril 2000 est né 9 Portes, rapidement rebaptisé bd en ligne, puis abdel: l’annuaire de la bande dessinée en ligne. Avec le concours de Thomas Clément les premières versions ont bénéficié d’un système d’annuaire dynamique. Cette expérience m’a poussé à aborder l’aspect technique d’un tel site, que j’ai pu progressivement m’approprier pleinement. A force de lire les créations des autres et d’écrire ce que j’en pensais, les idées que cela éveillait en moi, je me suis progressivement détaché de la création proprement dite, à quelques exceptions près (notamment l’expérience Donjon pour laquelle j’ai réuni d’autres auteurs en ligne – Labe, Everland, Nééoo, Baril – dans une partie de jeu de rôles graphique dans l’univers imaginé par Sfar et Trondheim : avec la permission des deux auteurs, nous produisions chaque semaine une planche dans laquelle je dessinais ce qui se passait ou les autres ce que leur personnage accomplissait).

C’est ainsi qu’en juin 2004 j’ai soutenu un mémoire de maîtrise d’arts plastiques sur le thème Toile Ludique ! v1.0 ! vers un conte multimédia dans lequel j’aborde la question du statut de l’auteur qui décide de laisser son public interagir avec le récit. Suite à ce travail qui boucle mes études d’arts plastiques, j’ai décidé de m’orienter vers la production et la gestion de contenus en ligne, à travers un DESS en {projets et contenus Internet}.

Tu es le webmaster du site www.abdel-inn.com comment t’es venue l’idée de créer un tel « annuaire » de bande dessinée en ligne ? Comment références-tu toutes tes trouvailles ?

L’objectif initial du site était de donner à la bande dessinée en ligne un espace de diffusion digne de ce nom. Mon intérêt s’élargissant avec le temps à la création narrative en général (animation, cinéma, jeux vidéos, et tout ce qui ne rentre pas dans ces cases étroites héritées du milieu de la création traditionnelle), l’annuaire s’est doté en 2002 de la particule « inn » à la fois pour « image numérique narrative » et pour représenter l’idée qu’ils constitue une auberge espagnole dans laquelle on trouve ce que l’on apporte. En effet, la création à laquelle je m’intéresse est encore très marginale, et je crois fermement que son public doit s’investir pour la faire connaître.

Si au départ j’étais seul à référencer des histoires électroniques, aujourd’hui quelques visiteurs prennent la peine de le faire lorsqu’ils découvrent quelque chose d’intéressant. Les auteurs peuvent également procéder eux même à leur référencement : toute personne inscrite sur le site a accès à un formulaire qui permet d’ajouter des récits. Après avoir été référencée une histoire est livrée à tous, si elle motive des commentaires de la part des gens qui la consultent elle gagne en visibilité. Je ne crois pas aux systèmes de votes en vigueur sur bien des sites, par contre j’accorde une grande importance à l’expression d’une opinion: si les gens font l’effort de dire ce qu’ils ont aimé, alors c’est que ça en vaut la peine.

L’autre aspect de ce référencement est le classement multicritères. Un peu rébarbatif au premier abord, ce classement évite l’écueil des genres en vigueur dans les librairies. Les genres ne sont en définitive qu’un moyen pratique de ranger un produit dans une case qui s’adresse à une cible. J’ai élaboré une grille de classement basée sur mon expérience de la création proprement dite, sur les questions qui me semblent importantes pour distinguer un travail d’un autre : quel graphisme, quels outils, quelle organisation du récit, quelle impression cherche-t-on à donner… En quatre ans cette grille a peu évolué et s’est révélée être adaptée pour décrire des histoires qui n’avaient auparavant pas leur place sur l’annuaire (à l’origine je ne référençais que de la bande dessinée). Les personnes qui prennent la peine de comprendre ce classement peuvent trouver très efficacement le type d’histoire qu’ils recherchent… Ce qui n’est pas toujours vrai lorsque l’on range des albums dans des genres.

Une question plus théorique maintenant : pour toi, quelles sont les différences fondamentales entre webcomic/BD en ligne et bande dessinée traditionnelle, tant au point de vue du contenant que du contenu, voire même de la stratégie de diffusion ?

La seule différence est liée au support, mais c’est une différence de taille que l’on ne mesure bien souvent pas dans sa globalité. Historiquement la bande dessinée a pu exister parce qu’elle était fabuleusement adaptée au papier imprimé. On a toujours raconté des histoires, si un jour cette forme de narration s’est instituée c’est parce que techniquement cela était devenu possible et que cela s’est avéré viable. Il ne faut pas se voiler la face, lorsque la création devient aussi dépendante des techniques de (re)production, elle ne peut se figer dans une forme que parce qu’un public existe pour elle.

Le support numérique transforme bien des données. Plastiquement il est à la fois bien plus vaste que la planche (c’est ce que Scott Mc Cloud appelle la « toile infinie » dans son ouvrage Reinventing Comics), et bien plus mouvant (les configurations d’ordinateur sont si multiples qu’aucun regardeur n’a vraiment la même oeuvre sous les yeux). Artistiquement il autorise bien des choses que la papier n’autorise pas (le mouvement, le son, le jeu avec le spectateur), tout en imposant ses propres contraintes (la résolution d’image est moindre, l’oeuvre doit pouvoir être vue sur la plupart des multiples configurations d’ordinateurs, elle doit pouvoir être stockée et transmise d’une manière ou d’une autre). Tout cela pose des problèmes nouveaux, l’auteur est face à des zones de non-contrôle sur sa création, il peut même en ajouter (en laissant une part de choix au regardeur par exemple). Tout le problème est de faire participer ces vides au récit. C’est un problème que connaissent bien les auteurs de bande dessinée traditionnelle, puisque la bande dessinée s’élabore autant sinon plus dans le vide entre les cases que dans les cases… Pourtant cette maîtrise de l’ellipse est devenue si automatique, si instinctive, que ces auteurs oublient souvent de s’interroger sur les autres vides créés ou offerts par le support. Les seuls vides du papier sont sa blancheur et le passage d’une page à l’autre… Les vides de l’écran sont bien plus nombreux, bien plus problématiques.

Enfin, aucune stratégie de diffusion ne s’est encore vraiment instituée qui offre à l’auteur une existence professionnelle, en dehors des offres d’abonnement de portails de webcomics anglophones (Modern Tales par exemple). C’est pour l’instant un vide auquel il incombe aux auteurs de donner sens. Si la bande dessinée s’est figée dans des formes canoniques (l’album cartonné, le fascicule de comics, le livre de poche du manga, le strip du dimanche, etc), la création narrative ne se figera peut-être pas. C’est à mon sens la plus grande différence existante, pour l’instant les auteurs n’ont aucune raison de faire même de la bande dessinée en ligne. Ce qui importe est de raconter, chacun utilise pour cela les outils qui lui conviennent le mieux. C’est en ce sens que je parle de moins en moins de « BD en ligne » : tout comme les genres c’est une forme de case dans laquelle la création numérique n’a pas à s’enfermer. Comme le conteur d’autrefois, l’auteur numérique dispose d’un outil qui ne le limite pas à une manière de procéder; cet outil est techniquement plus lourd, mais il offre techniquement un plus large auditoire et une plus large gamme de possibilités d’expression.

La scène anglophone du webcomic est foisonnante, pour ne pas dire plus. Quelle est la situation de la bande dessinée européenne en ligne ? Quelle est l’attitude des auteurs de BD « traditionnels » face à l’émergence de ce média alternatif ?

La bande dessinée européenne peut paraître très en retard si l’on considère que le web anglophone dispose déjà de ses semi-professionnels, alors que le web francophone et européen reste amateur. D’un autre côté cet état de fait est peut-être sa force, les auteurs ne cherchent pas à entrer dans un schéma imposé par la rentabilité. On trouve sur le web européen plus de réalisations hybrides mêlant bande dessinée, animation et jeu. Le web anglophone perpétue les formes instituées, le webcomics évolue presque indépendamment de l’animation en ligne et du jeu vidéo. Or il y a beaucoup à gagner pour les auteurs à se nourrir d’influences variées, maintenant qu’ils peuvent créer des oeuvres dites « multimédia ». Je pense qu’une génération d’auteurs pourraient bientôt émerger sur ce terrain, à l’image de Fred Boot, Djief ou de David Barou qui explorent chacun à leur manière les friches laissées entre les terrains de la création traditionnelle.

Les auteurs de bande dessinée traditionnelle semblent très perméables à ce support de création. La bande dessinée traditionnelle est aujourd’hui massivement reconnue par les intellectuels, Joann Sfar retranscrit cela très bien dans son témoignage sur sa rencontre avec Art Spiegelmann publié en août dans Charlie Hebdo, les auteurs de bande dessinée ont gagné leurs lettres de noblesse… Pour Sfar et Spiegelmann, la bande dessinée apparaîtrait au public et aux intellectuels comme le moyen d’échapper au jeu vidéo, qui rencontre actuellement les même réserves et réticences que rencontrait naguère la bande dessinée. Un facteur important est que nos intellectuels d’aujourd’hui sont issus de la génération qui a grandi avec les bandes dessinées, il faudra encore un peu de temps avant que ce d’autres les remplacent, qui auront sans doute eux même « un train de retard » ! Ceci pour expliquer que les auteurs de bande dessinée d’aujourd’hui appartiennent à cette même génération, ils n’ont aucune raison de se tourner vers un autre support puisque celui qui est le leur rencontre enfin l’adhésion. Ils n’ont d’ailleurs pas forcément les outils pour comprendre un support qu’ils découvrent de loin.

Cependant certains ont fait des tentatives, souvent malheureuses (Yslaire n’est pas parvenu à donner à son expérience de XXemeciel.com l’envergure qu’il aurait souhaité), ce qui n’est pas pour encourager leurs pairs. L’absence d’un marché sur écran confrontée à l’embellie du marché traditionnel concours également à la tiédeur du milieu des professionnels. Les auteurs de Fluide Glacial se sont pour certains lâchés sur Internet, mais la formule payante du supplément @Fluidz n’a pas pu persister, fort heureusement certains d’entre eux ont continué de s’exprimer sur leur terrain de jeu… Leur travail est paru sur papier au printemps dernier, triste symptôme de la difficulté actuelle à trouver une viabilité sur le support numérique.

Je pense malgré tout que quelque chose peut naître sur Internet, mais cela ne viendra pas du milieu traditionnel. Le jeu vidéo en ligne rencontre un franc succès, si le cinéma et la musique parviennent à trouver un marché sur ce support, en lieu et place des échanges pirates actuels, on peut imaginer que d’autres formes de création narrative ou artistique, plus propres au support numérique, puissent trouver à leur tour une viabilité. C’est en grande partie ce qui me pousse à finaliser mes études dans le domaine de contenus en ligne: actuellement ce secteur est balbutiant, et dominé par le contenu rédactionnel, mais je suis convaincu qu’il y a d’autres types de contenus susceptibles d’intéresser le public. Des tentatives ont été menées à la fin des années 1990, mais la crise de la bulle Internet y a coupé court, pourtant rien n’interdit aujourd’hui de penser que le phénix puisse renaître de ses cendres.

Une dimension qui semble importante dans le webcomic et la BD en ligne, c’est la communauté des lecteurs, par le biais des forums. Comment analyses-tu ce phénomène, relativement inexistant dans la BD imprimée ? Et par rapport à ton site, où une communauté existe aussi ?

C’est la richesse de la création en ligne. Malheureusement avec le temps j’ai observé un recul de la participation des internautes, de plus en plus « consommateurs ». Quelques personnes s’investissent dans certains forums et ou newsgroup essentiellement), mais avec le temps ces communautés semblent soit dévorées par l’anonymat, soit sclérosées par les copinages, canulars et autres private jokes; il est très difficile pour le néophyte d’y trouver sa place, il doit s’armer de grandes capacités d’autodérision, de tolérance et de remise en question, ou se résoudre à rester simple « lurkeur ». La participation des auteurs professionnels aux forums et newsgroups est très inégale, la jeune génération (Sfar, Trondheim, Larcenet pour citer les plus célèbres) y est assez présente mais observe une grande réserve suite à des expériences malheureuses avec ces gens que l’on nomme les « trolls » et qui cherchent maladivement à envenimer les discussions. Les plus actifs sont en définitive les créateurs amateurs, faute de recevoir un retour suffisant du public, ils se regroupent en studios, ateliers, communautés, pour partager leurs idées, leurs projets, leurs critiques (BD Amateur s’est constitué en référence dans ce domaine).

Sur lAbdel-INN la communauté a longtemps été constituée surtout d’auteurs qui s’intéressaient à ce que produisaient leurs pairs. Aujourd’hui j’observe avec joie fleurir des commentaires signés par de « simples » spectateurs, dont certains reviennent régulièrement. J’espère mettre prochainement en ligne un webzine de la narration sur support numérique afin de permettre à ces spectateurs (mais aussi bien sûr aux auteurs) d’enrichir leurs trouvailles par des informations et des pistes de compréhension plus théoriques. A ce sujet, toutes les collaborations sont les bienvenues pour enrichir l’équipe rédactionnelle ! J’aimerais également ouvrir une version de l’annuaire destinée spécifiquement aux enfants, je suis persuadé que ceux-ci sont la force vive des amateurs de récits en ligne : les quelques retour d’enseignants qui ont fait visiter l’annuaire à leurs classes sont enthousiasmant. Sur Internet il est important de créer une dynamique communautaire, sans quoi les projets s’essoufflent.

Merci à toi !