Dans le premier Metal Gear Solid un passage obligé du récit consiste à faire preuve d’une « pensée latérale » pour trouver la fréquence radio d’un protagoniste : cette dernière n’est visible que sur une capture d’écran imprimée au dos de la boîte du jeu. Ce moyen ludique est du même acabit que l’idée à l’origine du film Blairwitch Project : l’auteur brouille la limite entre diégèse et monde réel. Pour retrouver ces sensations dans un jeu vidéo, rendez-vous dans votre magasin de micro-informatique favori et demandez le jeu In Memoriam.

Sitôt la boîte ouverte, vous êtes plongé dans le récit : Jack Lorski, un journaliste d’investigation de la chaîne SKL Network a disparu alors qu’il enquêtait depuis plusieurs mois sur un tueur en série ; un individu qui se présente comme le Phoenix, a envoyé à la chaîne un cd-rom noir dont il affirme qu’il permettra, à qui en franchira les épreuves, de retrouver Jack. Tout cela est expliqué sur le cd-rom d’installation du « jeu », la chaîne a décidé de rendre public le second cd-rom afin d’améliorer les chances de retrouver la piste de son reporter. C’est cette pièce à conviction, clonée de la pièce originale intradiégétique (le numérique ayant cette particularité de permettre la copie exacte, et non la simple reproduction), que le joueur est appelé à insérer dans son ordinateur à chaque séance de jeu.

Sitôt inscrit auprès de SKL Network, le joueur reçoit sur sa messagerie électronique personnelle des messages d’autres enquêteurs. Non pas d’autres joueurs, mais de personnages fictifs qui se présentent comme de vrais individus. Chacun a sa propre existence, à travers des pages personnelles, un nom ou un pseudonyme. Au cours du jeu chaque énigme demande au joueur de rechercher des informations qui ne se trouvent pas dans le jeu. Les développeurs ont en effet conçu des dizaines de sites Internet factices, accessibles à tous sur Internet. Le moteur de recherche MSN est partenaire de l’opération et facilite les investigations, mais le référencement des sites en question est le même que celui de n’importe quel autre site, ils peuvent tout aussi bien être trouvés depuis d’autres moteurs tels que Google ou Yahoo. Peu d’indices permettent de se douter que l’on est sur un site du jeu et non un site « normal », chacun ayant été confié à une équipe différente ; s’il n’y avait les mentions à quelques sponsors (auxquels d’autres sites font toutefois aussi mention) et l’invariable traduction en cinq langues, rien ne distinguerait vraiment ces éléments ludiques d’authentiques pages Web. Le joueur a donc la sensation d’effectuer des recherches dans une globalité immense (Internet), et en retire d’autant plus de satisfaction lorsqu’il résout les énigmes qui lui sont présentées. De ce fait, il prend une part active au récit, mais en étant relégué par l’auteur aux fonctions de personnage, le joueur ne lui dispute pas sa place.

C’est là que réside la réussite de Eric Viennot, l’homme qui se cache derrière le jeu, celui qui s’apparente de facto au manipulateur Phoenix. Tout comme Hideo Kojima avec Metal Gear Solid, il laisse au joueur le rôle de faire avancer le récit en franchissant des nœuds narratifs, tout comme lui il lui offre une certaine latitude d’action pour y parvenir. Mais cette latitude est potentiellement aussi vaste que l’est Internet, et le joueur y joue son propre rôle, le matériel dont il dispose n’est pas fait d’accessoires comme le serait une panoplie de policier. Seule la distribution commerciale du jeu clarifie son statut, s’il avait été « généreusement » distribué dans la presse spécialisée le mirage aurait été total… A l’image de la campagne promotionnelle de Blairwitch Project.

Internet peut donc servir de « toile ludique », être tissé de pièges fictionnels et narratifs. Les auteurs n’ont pourtant pas intérêt à disparaître totalement derrière une métaphore (Phoenix, les Patriotes), leur existence est importante pour gager de la fiction. Pourtant la distinction entre le public et ces derniers ne doit pas être astreinte à la tradition imposée par la culture de l’écrit :

« La netteté de la frontière « auteur-public » est relativement moderne. Elle se fige quand la culture écrite se répand. Mais, dans les cultures orales, la distinction est à la fois plus floue et plus subtile. Le narrateur interagit avec son public, et ne raconte pas à chaque fois la même chose. » [1]

Autrement dit, pour que la narration sur support numérique s’extirpe de la linéarité traditionnelle, il lui faut renouer avec de plus anciennes pratiques narratives. Le récit sur support numérique relève alors du conte, un conte multimédia.

Notes

[1] Alain et Frédéric Le Diberder, L’univers des jeux vidéos, La Découverte, Paris, 1998, 270 p.