Rassurez-vous, je n’ai pas décidé d’abandonner ma marotte. Je reprends simplement ici quelques réflexions émises ailleurs à propos du manque de pertinence de l’offre proposée par les acteurs actuels du marché de la « BD numérique ». Au regard de l’histoire de la bande dessinée et des spécificités du support numérique, il est urgent de rectifier le tir en utilisant intelligemment ce nouveau support pour valoriser le fond existant et pour ouvrir de nouveaux territoires à la création.

Les adaptations BD numérique, sous prétexte de conquérir de nouveaux publics, réinvestissent la bande dessinée dans un créneau qu’elle avait abandonné : celui du divertissement populaire, peu onéreux et jetable. Je parle de la glorieuse époque des magazines de prépublication et autres illustrés. Le modèle avoué des défenseurs de ce « retour aux sources » est à chercher en Asie. La BD y est vite lue, vite jetée, on trouve donc formidable de ne même plus avoir à la transporter dès lors qu’on peut l’acheter sous forme numérique sur son téléphone mobile. Faut-il vraiment se féliciter que les premières tentatives commerciales francophones autour de la BD numérique prennent inspiration d’un tel modèle ?

Au prix de nombreuses années d’efforts, la bande dessinée est enfin considérée comme un art, un objet culturel et intellectuel. La francophonie est le seul espace linguistique à avoir réussi cela. C’est ce qui lui a offert un âge d’or d’une bonne douzaine d’années depuis le milieu des année 1990 là où les anglosaxons étaient en crise profonde. Malheureusement tout cela s’est fait au prix de la presse de pré-publication et d’une conception de la BD moins élitiste qu’aujourd’hui. Malheureusement l’offre BD numérique actuelle est très loin de ressusciter cette façon de créer une BD populaire.

Face au support numérique on est passé en quelques années de la défiance à la naïveté. Défiance d’abord, parce que les éditeurs on craint de perdre les privilèges durement acquis, à l’image de l’industrie musicale sévèrement touchée par la révolution numérique faute d’avoir su faire sa propre révolution. Naïveté, parce que ceux qui tentent leur chance aujourd’hui croient éviter la dégringolade en optant pour la demi-mesure : adapter le catalogue existant. Cette demi-mesure est sans doute le meilleur moyen de rater le tournant numérique. En transformant un catalogue de livres de collection en vulgaire ressource à contenus numériques jetables, on dévalorise la bande dessinée dans son ensemble. Ce faisant, on ruine également tout espoir d’exploiter le support numérique à sa juste valeur. Au lieu d’en faire un nouveau terrain pour la réussite de la bande dessinée, une occasion de la réhabiliter dans une dimension populaire… On préfère en faire un support dérivé en prétendant que l’on invente de nouvelles manières de raconter.

Pour les catalogues existants, le numérique est l’opportunité de les faire (re)découvrir à travers une diffusion gratuite ou sur abonnement. Le public ne manquera pas de se tourner vers les oeuvres papier au moment d’enrichir sa collection ou de faire partager ses découvertes à l’occasion d’un cadeau à un proche. Editeurs et auteurs doivent en prendre conscience et accepter qu’une lecture numérique n’a pas du tout la même valeur pour le lecteur que la possession d’un album. Ne reproduisons pas les erreurs de l’industrie musicale qui s’est entêtée à croire qu’un téléchargement gratuit était mécaniquement une vente de moins. On sait aujourd’hui que les pirates de musique ou de vidéo sont les plus gros consommateurs d’albums, de concerts, de cinéma et de DVD.

Pour la bande dessinée, le numérique est l’opportunité de prouver sa vivacité. Les auteurs doivent se saisir de ce nouveau support comme ils se sont toujours saisis des nouvelles formes de publication apparues par le passé. Les autres acteurs (éditeurs, concepteurs de logiciels, etc) doivent soutenir la création. Après avoir tué la presse BD, l’album ne doit pas tuer les espoirs d’une nouvelle forme de diffusion de masse. L’album de BD est un bel objet, un objet d’art et de collection. Il ne doit pas devenir une relique.