J’étais invité à intervenir aux états généraux de la bande dessinée le 18 juin à Lyon. Un compte rendu officiel sera sans doute publié prochainement. En attendant, voici ce que j’ai retenu des échanges, depuis la tribune des intervenants aux côtés de :

  • Yannick Lejeune, organisateur du Festiblog et éditeur chez Delcourt
  • Grégoire Seguin libraire à Tours et éditeur chez Delcourt
  • Emmanuel de Rengervé, juriste du SNAC
  • Sylvain Ricard, scénariste et membre du comité de pilotage du GABD

Je suis heureux d’avoir pu échanger avec quelques auteurs du public à l’occasion du déjeuner, notamment Jean Dytar (auteur de « Le Sourire des marionnettes ») et Nicolas Bannister, ancien graphonaute de l’Académie Delta (Diablotus).

Rappelons la thématique de cette rencontre : la futurologie. Il s’agissait d’envisager l’avenir de la BD dans 5 ans, lorsque le papier aura définitivement disparu et que les auteurs n’auront plus besoin d’éditeurs… Ou pas ?

Horaires Metz-Lyon obligent, j’ai manqué la première demi-heure. A mon arrivée, la petit brochette d’invités s’attachait à répondre à la question suivante :

Le numérique peut-il remplacer le papier ?

Invité à répondre à chaud, j’ai comparé l’écosystème des industries culturelles à un milieu naturel dans lequel l’arrivée du numérique est venu bouleverser les équilibres. Face à un changement aussi soudain, l’espèce « bande dessinée » saura-t-elle évoluer pour survivre ? Le cinéma, la musique, le jeu vidéo sont-ils des espèces rivales ou des symbiotes potentiels ? Dans ce contexte, difficile de dire si le numérique prendra la place du papier, mais il est certain que la BD va devoir s’adapter.

A ma droite, Yannick Lejeune abonde : à l’époque des dinosaures, le tyrannosaure était le plus fort. Mais a trop se préoccuper de dévorer ses congénères au lieu d’évoluer, il a disparu comme les autres. Plus sérieusement, Yannick évoque l’exemple de Pénéloppe Jolicoeur (90 000 lecteurs uniques, 180 000 pages par jour) ou de Lady Gaga (la musique est gratuite, mais les goodies et la pub rentabilisent sa diffusion) pour montrer qu’il existe des solutions pour s’adapter à l’environnement numérique.

L’iPad et les écrans souples à venir remplaceront-ils les livres d’ici quelques années ? Sylvain Ricard et plusieurs intervenants semblent prêts à l’envisager. Je rappelle qu’il ne faut pas attendre que cela soit le cas pour faire bouger les lignes, d’autant que l’iPad sert avant tout à surfer sur le web et que la BD ne figure qu’à la 9e place des livres que le public aimerait lire sur support numérique. Le public, en particulier les plus jeunes, est en train de placer le numérique au centre de ses pratiques culturelles et de loisirs… Avant que les tablettes soient dans toutes les poches, le public aura déjà oublié la bande dessinée au profit d’autres formes narratives.

Pour convaincre le public, trois pistes sont évoquées :

  • l’apport d’interactivité, chère à Anthony Rageul ;
  • l’ajout de suppléments (bonus, making of, commentaires des auteurs) ;
  • la relation directe avec le public.

Dans un avenir numérique, le libraire est-il en danger ?

Grégoire Seguin avoue « on n’est pas rassurés : si la BD passe 100% numérique, on n’existe plus. »

Le groupement de libraires CanalBD travaille en revanche sur un portail de vente d’albums. Les libraires n’étant pas en mesure d’offrir les frais de port comme le fait Amazon, l’idée consiste à permettre à l’acheteur de réserver les livres avant d’aller les retirer en librairie. Une façon d’attirer un flux de visiteurs supplémentaire dans les librairies : « hors de la vente physique, le libraire n’a pas d’avenir. » Il ne faut pas oublier non plus que « la seule présence d’un libraire dans un quartier crée du lectorat. »

En matière de BD numérique, un accord a été conclu avec Mobilire… Mais Grégoire Seguin estime que cela a été précipité et avoue son opposition à cet accord. Quant à l’idée de libraires qui imprimeraient les livres sur place à la demande, elle laisse dubitatif et semble relever de la science fiction.

Dans l’hypothèse du tout numérique, trois scénarios sont évoqués :

  • vieillir avec le public
  • devenir antiquaire à l’image des marchands de disques vinyles
  • évoluer vers le métier de galeriste

Pour Grégoire Seguin, « le livre papier doit devenir de plus en plus beau et cher : la base de clientèle des libraires BD c’est le collectionneur. » Le libraire n’est déjà plus un généraliste de la bande dessinée : il ne peut pas conserver tous les livres en référence et se doit de procéder à une sélection.

Que deviennent les auteurs ? Doivent-ils devenir des spécialistes du multimédia ?

Pour Yannick Lejeune, son rôle d’éditeur consiste à accompagner les auteurs, à leur apporter son expertise technique. Ne pouvant intégrer une équipe de développement logiciel, les éditeurs sont conduits à externaliser le développement. Sylvain Ricard suggère que de petites structures sont susceptibles d’intervenir sur ces aspects et de marginaliser les éditeurs. Il rappelle également que bien des auteurs ont d’autres talents que la bande dessinée, que le numérique leur donne l’occasion d’exprimer.

Emmanuel de Rengervé alerte sur le risque d’un glissement du statut d’oeuvre de collaboration vers celui d’oeuvre composite. Les contrats actuels permettent aux éditeurs d’associer d’autres auteurs dans le cadre d’une adaptation numérique. Le risque à termes est que la BD numérique devienne une oeuvre collective, propriété de l’éditeur, comme c’est le cas pour les jeux vidéo. Yannick Lejeune insiste : si la BD numérique s’engouffre vers le droit du logiciel, elle deviendra l’oeuvre de studios assujettis aux éditeurs.

Pour conserver leur légitimité d’artistes et dialoguer efficacement avec les techniciens qui les accompagneront, les auteurs ont tout intérêt à s’intéresser aux langages du numérique. Sans devenir des spécialistes, j’insiste sur l’importance d’expérimenter, de mener un travail de recherche. J’en profite pour rappeler le petit exercice consistant à publier de la BD en ligne au moyen de services web 2.0. L’objectif est de décomplexer les auteurs qui se montrent souvent trop préoccupés d’aboutir à un résultat parfaitement fini et professionnel. Un auteur dans le public assimile cela au fanzinat. C’est une démarche difficile pour des auteurs professionnels, que d’accepter de replonger dans une pratique qu’ils perçoivent comme amateur.

Les éditeurs aussi sont appelés à de telles remises en question. Yannick Lejeune évoque plusieurs projets des éditions Delcourt qui accompagnent des auteurs dans des projets expérimentaux. C’est une prise de risque pour chacune des parties : l’éditeur consent des à-valoir ou une cession de droits courte avec un pourcentage important, tandis que l’auteur est conscient que le marché n’est pas encore mûr et que la rentabilité ne sera sans doute pas au rendez-vous.

Les éditeurs ont-ils encore les moyens de survivre ?

Google, Amazon ou Apple font miroiter des pourcentages importants aux auteurs qui passeront par eux sans l’intermédiaire d’un éditeur.

Pour Yannick Lejeune, l’éditeur conserve toute sa légimité. Il apporte une plus-value, en particulier dans le marketing. Tout le problème est de montrer à l’auteur que l’éditeur est un « exploitant » de ses droits et non un « exploiteur ». Aujourd’hui, les auteurs remettent en question le partage des droits. Le risque est que certains auteurs de renom prennent leur indépendance et fragilisent l’édition des auteurs de moindre envergure. L’auto-édition fonctionne surtout pour ceux qui ont les moyens d’en prendre des risques.

Dans tous les cas, des filtres seront toujours nécessaires pour accompagner les lecteurs. Les éditeurs et les libraires tiennent ce rôle, tandis que Google et consors ne le tiendront jamais. Yannick Lejeune enfonce le clou : « le tri par le peuple est une blague », pour preuve le Festiblog ou Pénéloppe Jolicoeur doivent en grande partie leur réussite à une excellente connaissance du marketing et des réseaux susceptibles de nourrir le buzz.

Je m’interroge sur le manque flagrant d’espaces conviviaux pour aider les lecteurs à découvrir des BD. Grégoire Seguin m’informe que les libraires disposent des outils pour développer une activité prescriptive sur le web. Comme le rappelle Yannick Lejeune, Izneo n’a pas ce potentiel car c’est un organe de diffusion bridé par les intérêts divergents de la douzaine d’éditeurs impliqués.

Les auteurs peuvent-ils envisager de se passer des éditeurs ?

Tout le problème réside dans ce que les auteurs sont prêts à assumer autour de la création de bande dessinée : marketing, suivi de produit, etc. Yannick Lejeune envisage un modèle d’agence, avec une palette de compétences à la carte pour que l’auteur puisse déterminer ce qui lui est nécessaire.

Face à la défiance grandissante des auteurs qui considèrent de plus en plus l’éditeur comme un obstacle, Grégoire Seguin pense qu’il est temps pour les éditeurs de se montrer pédagogues et d’expliquer leur métier et ce qu’ils apportent. Malheureusement des mauvaises pratiques entachent la profession, comme en témoigne une auteur dans le public qui n’a jamais rencontré qui que ce soit dans le cadre de l’édition de son album de BD, alors que pour ses romans elle a pu visiter les locaux de son éditeur et rencontrer toutes les personnes qui allaient travailler sur ses livres. De quoi appuyer la déclaration de Guy Delcourt relatée par Yannick Lejeune : « si on ne s’occupe pas de mieux en mieux de nos auteurs, nous allons disparaître. »

Nous touchons au noeud du conflit lorsque Emmanuel de Rengervé aborde le problème des cessions de droits qui couvrent des durées supérieures (jusqu’à 130 ans) à celle d’une société (99 ans). Grégoire Seguin reconnaît que la durée de cession de droits mérite d’évoluer, tout en rappelant que ces contrats sont le fruits de nombreuses années de négociation individuelles. Il est délicat de tout remettre à plat en quelques semaines. Yannick Lejeune témoigne du manque de réactivité du secteur de l’édition, habitué à des contrats courts portant sur des cessions très importantes. Dans le domaine des nouvelles technologies, les contrats sont bien plus détaillés et des avenants sont conclus très régulièrement pour les ajuster aux évolutions rapides du secteur.

Pour Sylvain Ricard, à l’exception de l’infrastructure, l’éditeur n’apporte pas de plus-value sur la plupart des livres. Face aux mauvaises pratiques, Yannick Lejeune considère que le numérique va permettre un nettoyage là où les partenariats sont inégaux. Grégoire Seguin rappelle que l’éditeur intervient aussi pour financer la création en versant des à-valoir. Sylvain Ricard considère d’ailleurs que l’éditeur doit supporter le risque industriel du passage au numérique. D’autant que les pouvoirs publics vont accorder des moyens financiers pour accompagner la numérisation du fond éditorial, à travers le Grand Emprunt, rappelle Emmanuel de Rengervé.

Ce dernier signale également une étude publiée il y a quelques jours par le ministère de la culture sur les modèles économiques d’un marché naissant.

Et les lecteurs dans tous ça ?

Invité à exprimer mon avis au terme de cette rencontre, j’ai relevé l’absence criante du lecteur au cours des échanges de cette journée. Comme je l’ai largement développé sur ce blog, je pense que replacer le lecteur au centre des préoccupation de chacun peut se révéler salutaire. M’appuyant sur l’étude menée par BVA autour des « digital natives », j’ai insisté sur l’importance de développer une offre de BD numérique conviviale et attractive pour le lectorat, qui prenne en compte les attentes des « individus numériques » plus préoccupés par la relation sociale que par la possession d’un objet ou d’un fichier.

Grégoire Seguin a complété mon intervention en déplorant que la France fasse machine arrière sur la gratuité de l’accès à la culture. Après avoir âprement défendu le développement des médiathèques, nous ne saisissons pas l’opportunité qu’offre le numérique de populariser l’accès à la culture. Or les médiathèques font énormément dans la conquête de nouveaux lectorats pour la BD. Le numérique pourrait en faire au moins autant si l’on ne cherchait pas à tout faire payer. Yannick Lejeune abonde en défendant les modèles alternatifs basés sur la gratuité : publicité et affiliation.