Alors que Sébastien Naeco se penche sur le péril de la gratuité numérique, le MOTif publie son tableau de bord sur l’offre (légale et illégale) de livres numériques. Cette étude éclaire la réalité qu’occultent les spectres du piratage et de la gratuité. Ce qui freine le développement du marché du livre numérique, ce sont d’abord les multiples verrous mis en place pour « protéger » les oeuvres. La question n’est pas de savoir s’il faut offrir ou brader les BD numérisées pour ouvrir le marché, mais d’observer et de comprendre les atouts des plateformes illégales afin de proposer des offres concurrentielles.

Une offre illégale à valeur ajoutée

L’étude du MOTif met en lumière plusieurs supériorités des plateformes illégales sur l’offre légale de livre numérique.

Richesse de l’offre

La moitié des albums BD pris en compte par le MOTif sont disponibles sur les plateformes illégales, contre seulement 10% d’entre eux sur les plateformes légales. Le MOTif s’est toutefois concentré sur un panel de best-sellers, les plus sujets au piratage, c’est pourquoi on peut supposer que l’offre illégale ne couvre encore qu’une faible partie du catalogue des éditeurs. Numériser des albums de bande dessinée se révèle plus fastidieux que de dupliquer un album musical ou un film…

Paradoxalement, la crainte du piratage semble avoir retenu les ayants droit de numériser massivement leurs catalogues : tant que le catalogue n’est pas diffusé au format numérique, le piratage reste circoncis aux scans « maison ». Il est encore temps d’adopter une stratégie plus offensive, à condition de présenter une offre réellement attractive face à celle que ne manqueront pas de proposer les plateformes illégales.

Catalogues non-exclusifs

En optant pour l’illégalité, le consommateur n’est pas contraint de s’adresser à une plateforme donnée pour accéder au contenu de son choix. Il peut opter pour la plateforme qui répond le mieux à ses attentes en termes de service et de fonctionnalités.

Tout comme la vidéo à la demande, l’offre légale de BD numérisée aurait beaucoup à gagner à distinguer catalogues et distribution. Lorsque les éditeurs s’improvisent libraires en ligne, cela ne donne rien de bon (Cf Izneo).

Rapidité d’accès aux ouvrages

La gratuité en vigueur sur les plateformes illégales permet de simplifier drastiquement les procédures d’accès. D’autant que la création d’un compte d’utilisateur n’est souvent pas nécessaire.

L’offre légale peine à rivaliser : comme le souligne Nicolas Gary (Actualitté), l’achat de livre numérique auprès de la Fnac est particulièrement « pénible et décourageant ». L’iBookstore marque une avancée, à l’image d’iTunes qui a su simplifier l’achat de musique en ligne.

Absence de DRM

Seule une plateforme légale sur quatre a préféré le watermarking au verrou numérique (DRM), alors que cette solution permet de retracer la source d’une diffusion illégale du fichier sans contraindre les consommateurs dans leurs usages légitimes. Pire : la totalité de l’échantillon de titres observés par le MOTif (constitué de best-sellers) est diffusée sous DRM.

Comme l’explique fort bien la BD  »A l’abordage ! » parue cette semaine, les DRM nuisent plus souvent à l’expérience du consommateur qu’au piratage des oeuvres. Le vrai pirate sait contourner les verrous numériques, tandis que le consommateur les subit dans le cadre des usages légitimes de ses achats. Sur une plateforme illégale, on risque peut-être quelques virus informatiques, mais sur une plateforme légale on est certain d’écoper d’un DRM : le choix est vite fait.

Formats standard

Il s’agit là d’une particularité de la BD numérique, dont 55% des titres observés par le MOTif sont diffusés dans des formats propriétaires (Digibidi, Ave!comics), tandis que les plateforme illégales permettent d’obtenir des fichiers .jpg interopérables et pérennes.

Le format ePub, soutenu désormais par Apple et Google, a tout pour devenir le standard du livre numérique. Avec le support de HTML5/CSS3 au printemps 2010 (d’après la présentation d’IGS-CP à Angoulême), l’ePub sera enfin en mesure d’encapsuler tout ce qu’on peut publier aujourd’hui sur le web, il peut devenir au web ce que le livre est à la presse. Miser sur ce format plutôt que sur des formats propriétaires différencierait l’offre légale tout en la dotant d’un format de diffusion performant.

Difficulté d’accès à l’offre illégale, une faiblesse ?

Le MOTif soulève toutefois une faiblesse des plateformes illégales : l’illégalité impose le secret, il faut être initié pour connaître les plateformes, trouver les contenus, savoir utiliser les logiciels.

Cette faiblesse peut pourtant devenir un atout supplémentaire aux yeux des digital natives. Être capable d’accéder à des oeuvres gratuitement malgré la confidentialité des offres et la technicité nécessaire est source de reconnaissance sociale parmi les jeunes consommateurs.

Contrairement à l’idée répandue, les jeunes consommateurs n’ont pas perdu l’habitude d’acheter : les loisirs numériques sont même devenus prioritaires dans leur budget. Mais pour eux, ce n’est plus la possession de l’oeuvre qui prime, mais les relations sociales qu’elle peut initier ou entretenir, y compris dans la manière dont on se la procure ou dont on y accède. Autrement dit : les efforts nécessaires pour trouver le « bon plan » ne font qu’ajouter à son attrait. Le caractère ludique de l’offre illégale l’emporte aisément sur la pénibilité d’utilisation de l’offre l’égale.

Le service en prime

Un aspect de l’offre illégale ne transparaît pas dans l’étude du MOTif : la notion de service. Les plateformes légales s’entêtent dans la vente au détail, au mieux certaines plateformes BD expérimentent-elles la location. De son côté, l’offre illégale repose sur un accès forfaitaire au catalogue. Si cet accès est souvent gratuit, il tend à devenir payant pour les consommateurs qui cherchent à se prémunir de l’arsenal répressif type Hadopi.

Comme je l’ai déjà abondamment soutenu, et pour reprendre les mots d’Hubert Guillaud(La feuille) : « L’abonnement est le modèle innovant et le modèle d’avenir, qui permet de proposer de multiples formats de livres, sans être incompatibles avec les ventes unitaires. J’imagine fort bien être abonné à plusieurs bouquets (avec des niveaux d’offres différents), comme d’autres sont abonnés à des bouquets télévisuels ».