Je suis fréquemment consulté par les porteurs de projets de BD numériques. Au fil des conversations, deux questions reviennent immanquablement sur le tapis : le format et le modèle économique. Que j’aie eu ou non la chance d’échanger en amont avec les porteurs de projets, je constate que tous cherchent à poser un jalon en matière de format et de modèle économique. Cette approche a fini par s’imposer à moi comme une voie sans issue.
Tout miser sur un format et un modèle économique, c’est passer à côté de la raison qui rend ces deux questions aussi centrales. Il est de bon ton de déplorer que les commentateurs, les prescripteurs et les lecteurs ne s’intéressent aux BD numériques que pour en décrire les rouages et jamais pour leurs qualités narratives. Le public et les leaders d’opinion ne font pourtant rien d’autre que ce que font les porteurs de projets lorsqu’ils posent le format et le modèle économique en préalable de leurs projets. Et si le format et le modèle économique devaient être explorés comme un nouveau niveau d’intervention narrative ?
J’ai abondamment défendu le modèle de l’abonnement, mais beaucoup oublient que je le défends dans le strict cadre de l’accès au fond des bandes desssinées numérisées. Dans ce cadre, la BD numérique pourrait sans doute être publiée conjointement au catalogue numérisé. En attendant, je doute que la bande dessinée numérique originale puisse s’épanouir dans le seul cadre de l’abonnement. Le pay-wall limite d’emblée la portée d’une telle entreprise auprès d’un public qui reste à convaincre.
Alors que faire ? Travailler sur des cycles courts et diversifier les expériences. Rien n’interdit de développer son récit à travers des formats et des modèles qui évoluent dans le temps. Au lieu de se détourner des projets sitôt ceux-ci identifiés et rangés dans de petites boites étiquetées, le public verrait son intérêt relancé à chaque changement de cap. Attirés de la sorte, les lecteurs et les journalistes finiraient par s’intéresser aux récits.
Beaucoup n’ont que le mot « transmédia » à la bouche, croyant que le salut de la bande dessinée est dans la conservation de ses formes traditionnelles aux côtés de celles d’autres médias (cinéma, littérature, jeu vidéo…). Le transmédia tel qu’il est pratiqué aujourd’hui ne donne qu’une réponse partielle au problème du récit numérique. Le transmédia gêle les médias dans leurs formes archétypales avant de leur faire jouer des rôles dans un spectacle écrit par d’autres (souvent à des fins plus marketing que narratives). Il reste aux auteurs à s’emparer des questions de format et de modèle économique, pour tailler des rôles nouveaux à leurs moyens d’expression dans le petit théâtre numérique.
La bande dessinée est un média à la fois léger dans sa mise en oeuvre et particulièrement propice à l’invention. A ce titre, la BD a tous les atouts pour engendrer de petites formes économico-narratives, actrices de spectacles d’un genre nouveau, adaptés à la société numérique. J’ai hâte de rencontrer des porteurs de projets qui voudront explorer une telle voie…