En intitulant notre appel à contributions pour la revue Comicalités « Raconter à l’ère numérique », nous avons voulu éviter une référence immédiate à la bande dessinée déjà suffisamment présente dans le projet scientifique de Comicalités. Il s’agit de braquer les projecteurs sur l’ambition narrative qui préside à la production et à la réception des récits à l’ère numérique, plutôt que sur les questions liées à l’ontologie de la bande dessinée, déjà largement abordées par la maigre littérature consacrée à la bande dessinée numérique. Cette posture fait écho à celle j’ai choisie pour mon projet de thèse intitulée « Bande dessinée numérique : usages des dispositifs de publications numériques par les auteurs et les publics de bande dessinée » et dont l’objet n’est pas la bande dessinée mais ceux qui produisent ou lisent des récits sur support numérique en revendiquant l’héritage de la bande dessinée.

Aspirant à répondre à notre appel à contributions « Raconter à l’ère numérique » ou impatient d’en lire le résultat, voici le premier d’une série de billets destinés à accompagner vos réflexions sur le sujet…

Le récit face à une pluralité de médias et de formes de discours

Dans son Introduction à la narratologie (Revaz, 2009), Françoise Revaz fait état de l’impossibilité de fournir une définition univoque aurécit comme à la narration. Elle repère toutefois plusieurs propriétés qui permettent de définir le degré de narrativité. Toute narration consiste en une représentation d’actions ou d’évènements, dont les propriétés cumulées déterminent le degré de narrativité :

  • l’inscription dans une chronologie caractérise la chronique,
  • l’existence de liens de causalité entre les actions ou événements successifs caractérise la relation,
  • enfin, le récit au sens strict nécessite une mise en intrigue, « c’est à dire un mode de composition comportant un noeud et un dénouement. »

Dès lors, pour moi, raconter c’est représenter une succession d’actions ou d’évènements. Je nomme histoire cette succession d’actions ou d’évènements. Je nomme narration la représentation de l’histoire. Quant au récit, pris au sens large, il désigne l’acte de communication par lequel s’incarne la narration telle que je l’ai définie. Le récit doit être situé à la fois dans la pluralité de médias auxquels il peut recourir pour incarner la narration, et dans la pluralité des formes de discours avec lesquelles le discours narratif est en concurrence. Dans son Introduction à l’analyse structurale des récits (Barthes, 1966), Roland Barthes affirme que « le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l’histoire même de l’humanité ».  La place prépondérante du récit dans les cultures traditionnelles s’explique par la nécessité de relier l’information, de la structurer pour lui donner du sens. Au récit oral originel s’est substituée « une variété prodigieuse de genres, eux-même distribués entre des substances différentes » (Barthes, 1966). C’est dire si le récit est confronté aujourd’hui à une vaste pluralité médiatique. Parallèlement, nous avons progressivement développé une large variété de formes de discours non narratives pour transmettre les valeurs et les savoirs dans nos sociétés contemporaines. A travers la diversité des formes médiatiques qu’il emprunte et face à la diversité des formes de discours non narratives, le récit n’est aujourd’hui bien souvent plus abordé que comme une expérience esthétique ou de divertissement. Les industries culturelles en ont fait un produit de consommation courante. Le récit comme moyen de transmission de valeurs est aujourd’hui instrumentalisé sous le vocable anglosaxon storytelling, qui désigne une méthode de communication utilisée pour séduire ou convaincre autour des valeurs d’une marque ou d’une organisation.

A suivre : le récit dans un contexte de convergence…

L’ère numérique place le récit dans une situation plus problématique encore. Avec Internet, la grande variété de média que le porteur d’une histoire pouvait solliciter pour formuler son récit, tout comme les différentes formes de discours qui concurrençaient déjà le récit, convergent sur les mêmes écrans de l’hypermédia numérique. Dans ce contexte nouveau, non seulement le récit ne va pas de soi, mais il est en plus appelé à se réinventer à travers la rencontre sur les écrans de médias dont les langages évoluaient jusque là dans des espaces bien distincts. Le deuxième billet de cette série aborde cette situation exceptionnelle que représente l’ère numérique pour nos pratiques narratives.

Références

  • Barthes, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, vol. 8 / 1, 1966, p. 1-27.
  • Revaz, Françoise, Introduction à la narratologie action et narration, Bruxelles, De Boeck, 2009.