Aspirant à répondre à notre appel à contributions « Raconter à l’ère numérique » ou impatient d’en lire le résultat, voici le deuxième d’une série de billets destinés à accompagner vos réflexions sur le sujet…

Le récit est confronté aujourd’hui à une vaste pluralité médiatique. Parallèlement, nous avons progressivement développé une large variété de formes de discours non narratives pour transmettre les valeurs et les savoirs dans nos sociétés contemporaines. Mais l’ère numérique place le récit dans une situation plus problématique encore. Avec Internet, la grande variété de média que le porteur d’une histoire pouvait solliciter pour formuler son récit, tout comme les différentes formes de discours qui concurrençaient déjà le récit, convergent sur les mêmes écrans de l’hypermédia numérique. Dans ce contexte nouveau, non seulement le récit ne va pas de soi, mais il est en plus appelé à se réinventer à travers la rencontre sur les écrans de médias dont les langages évoluaient jusque là dans des espaces bien distincts.

Jean Clément juge que le récit sur support numérique est appelé à trouver son propre mode d’écriture. Mais il reconnaît que l’inspiration des formes d’écritures antérieures est nécessaire pour y parvenir (Clément, 2000) :

Au cours des siècles passés, chaque changement matériel des supports narratifs a entraîné d’importantes modifications dans l’art de raconter des histoires. Ces modifications se sont faites progressivement, les créateurs cherchant au début de chaque nouvelle étape à reproduire les modèles de l’époque précédente avant d’explorer les possibilités narratives du support émergent. Les chansons de gestes du moyen âge transposent la littérature orale antérieure, le roman moderne, né de l’invention du livre, met près d’un siècle à s’imposer aux côtés de l’épopée ou des fabliaux, le cinéma dans ses débuts reproduit la scène théâtrale, etc.. Nous ne sommes entrés dans l’ère du numérique que très récemment. Il n’est donc pas surprenant que les oeuvres multimédias qui apparaissent aujourd’hui cherchent encore un mode d’écriture qui leur soit propre. Du point de vue de la narration, en particulier, tout reste encore à inventer.

Devant cette situation exceptionnelle et face à la tentation d’adopter une démarche prospective et de se poser en visionnaire, Lev Manovitch préfère « construire une généalogie […] du langage des médias informatiques au moment même de leur apparition ; c’est à dire lorsque les éléments de formes culturelles antérieures qui les avaient façonnés étaient encore nettement visibles et reconnaissables en eux, ne s’étant pas encore fondus en un langage cohérent. » (Manovitch, 2001). C’est le programme qu’il suit, s’appuyant sur son expertise du langage cinématographique. Se défendant de se livrer à la « spéculation sur l’avenir », Lev Manovitch ne s’inscrit pas moins dans l’une des quatre hypothèses prospectives formulées par Paul Soriano pour envisager la résultante des rencontres entre les différents médias diffusés sur les supports numériques (Soriano, 2007) : l’hybridation, plutôt que la substitution, la simulation ou la cohabitation.

Décrivant ce qu’il identifie comme une culture de convergence (convergence culture) Henri Jenkins privilégie plutôt l’hypothèse de la cohabitation en défendant le récit transmédia (transmedia storytelling) : une nouvelle forme narrative qui repose sur la mise en réseaux de divers média, traversés par un récit-monde dont chaque média ne délivre qu’un fragment, dans son propre langage (Jenkins, 2006).

Quelle que soit la forme du récit néo-médiatique, il doit aussi composer avec la concurrence des autres formes de discours. Valérie Baudouin identifie deux pôles traditionnellement distincts et qui convergent aujourd’hui sur les supports numériques : la publication et la conversation (Beaudouin, 2002). L’indistinction grandissante entre la publication et la conversation plaide pour le retour à une forme de communication plus proche de l’oralité que de ce à quoi la culture de l’imprimé nous avait habitué. C’est ce retour à une forme d’oralité qui m’a conduit à proposer le concept de conte multimédia pour désigner les récits ludiques étudiés à l’occasion de mon mémoire de maitrise – par opposition aux jeux vidéos proprement dit (Falgas, 2004).

A suivre : la question des usages et le cas de la bande dessinée…

Lorsque je parle de « raconter à l’ère numérique », tout comme les auteurs de Communiquer à l’ère numérique (Granjeon et Denouël, 2011) je pose la question des usages. Face au contexte proposé par l’ère numérique, j’oriente mon approche du récit en m’interrogeant sur ce que l’ère numérique implique pour les usages de production et de réception des récits, c’est à dire pour l’action de raconter.

Le troisième billet de cette série reviendra aux origines de la bande dessinée pour montrer les similitudes frappantes qui les rapprochent de l’ère numérique qui nous occupe ici.

Références citées

  • Beaudouin V., 2002, « De la publication a la conversation », Réseaux, 116(6), pp. 201–225.
  • Clément J., 2000, « Hypertextes et mondes fictionnels ou l’avenir de la narration dans le cyberespace », Adresse : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000294/fr/.
  • Falgas J., 2004, Toile Ludique, vers un Conte Multimédia | v1.0, Mémoire de maîtrise d’Arts Plastiques, Metz, Université de Metz. Adresse : https://julien.falgas.fr/post/2004/09/22/1300-toile-ludique-vers-un-conte-multimedia-v10.
  • Granjon F., Denouël J., 2011, Communiquer à l’ère numérique : regards croisés  sur la sociologie des usages, Paris, Presses de l’école des mines.
  • Jenkins H., 2006, Convergence culture: where old and new media collide, New York, New York University Press.
  • Manovitch L., 2010, Le langage des nouveaux médias, trad. de l’anglais par R. Crevier, Dijon, les Presses du réel.