La bande dessinée s’est emparée de l’outil numérique. Si les professionnels se le sont surtout approprié pour son aspect pratique et économique (de plus en plus d’albums sont colorisés par informatique), les amateurs aussi y ont trouvé leur intérêt, ils produisent aujourd’hui sur et pour Internet, le réseau leur offrant des opportunités de diffusion nouvelles par rapport au support papier.
Or la diffusion numérique offre également accès à l’auteur à d’autres médias que ceux du texte et de l’image fixe imposés par le papier: le son et le mouvement. Au grand dam des adorateurs du livre, rien n’interdit d’injecter ces éléments dans une œuvre, à plus forte raison dans une bande dessinée, quitte à ce que le résultat n’en soit plus tout à fait une. Groensteen le préfigure lorsqu’il place la bande dessinée à la charnière du livre et du multimédia : le « petit livre d’une nature mixte » de Töppfer est tout naturellement porté à pousser cette nature ailleurs que dans le livre.
Le premier auteur professionnel à avoir questionné la création en ligne est l’Américain Scott Mc Cloud[1], ce dernier cerne les promesses du numérique derrière le terme de « toile infinie », en référence à l’absence de limites physiques imposées à la planche par le support numérique. Cette dernière peut se déployer dans des dimensions théoriquement infinies. Thierry Smolderen lui répond :
« »Mc Cloud cadre donc le domaine BD/I[2] en partant de sa définition formelle du médium BD. (…) Or force est de constater que la bande dessinée s’est développée de manière totalement empirique, par l’entremise de groupes sociaux très éloignés des centres académiques (…) de nombreux groupes sociaux participent à l’existence de la bande dessinée (…) à partir de cette constatation, l’espace BD/I semble encore bien plus vaste et multidimensionnel qu’on ne le pensait au départ, car ce sont toutes les définitions de la BD qu’il faudrait croiser avec toutes les définitions d’Internet, si on voulait mesurer l’ampleur du champ des possibles à explorer. L’approche formelle paraît tout à coup bien étroite. [3] »
Smolderen poursuit en ajoutant trois nouvelles dimensions découvertes empiriquement à travers l’expérience du périodique de bande dessinée sur Internet Coconino World et de ses métaphores opératoires: la lumière (les auteurs amenés à travailler pour l’écran ont découvert une lumière singulière propre au numérique), le voyage (des auteurs partis au Cambodge ont vu leur carnets de bord diffusés en ligne) et enfin le « linéaire infini » que Smolderen considère comme « la dimension la plus importante de toutes celles qui nous restent à découvrir et exploiter dans la BD/I ». Il s’agit de la capacité virtuellement infinie de stockage de données offerte par le numérique, dont découlent en effet les autres promesses du numérique : sans elle, seuls des fichiers textes seraient diffusables, pas de « toile infinie », pas de diffusion d’images de voyage, pas de son ni d’animation (bien que les professionnels de la bande dessinée soient réticents à les aborder). Sont, par contre, omises les possibilités de mise en réseau (même les carnets de voyage arrivent par voie postale avant d’être numérisés) et du traitement dynamique propres à l’outil numérique. Avant d’être un outil de stockage, l’ordinateur est un outil de traitement d’information et Internet un réseau de communication.
De ces éléments éludés découle pourtant la majorité des potentiels ludiques de l’outil. Laurène Streiff le démontre en isolant quatre types de scénarios présents dans les créations « e-BD » (bande dessinée électronique, par analogie avec l’e-mail)[4]. Le scénario linéaire est celui représenté par la bande dessinée traditionnelle (auquel tendent à se limiter les discours que j’évoque). Suit le scénario extensif, dans lequel certains éléments optionnels peuvent être montrés ou non suivant les choix du lecteur ; le scénario génératif, qui fonctionne sur une logique arborescente dans laquelle chaque choix oriente la lecture dans une direction à défaut d’autres différentes ; enfin le scénario ouvert, qui exploite les moyens de mise en réseau pour permettre au lecteur d’intervenir en temps réel ou différé dans son déroulement intrinsèque. Les trois derniers types relèvent de l’interactivité : de l’action du lecteur vis-à-vis de l’œuvre dépend le déroulement du récit. Mais ces moyens font-ils des récits qui les exploitent des objets ludiques ? Que reste-t-il à l’auteur qui livre ainsi son récit au lecteur ?